Paradoxe dont l’Histoire est friande : on ne sait pas vraiment à quoi ressemblait Cléopâtre VII, la reine la plus célèbre au monde. Avec elle, on oscille sans cesse entre mythe et réalité, tant son image nous parvient à travers des prismes déformants.
Les portraits de la dernière reine d’Égypte n’ont en effet cessé de varier selon les époques, offrant un véritable kaléidoscope de visages contradictoires, miroir dans lequel chaque siècle contemple ses propres fantasmes et obsessions. C’est ainsi que la reine sans visage est devenue… la reine aux cent visages. Et le mythe se construit dès son vivant !
La reine intellectuelle et politique
En 332 av. J.-C., l’Égypte, alors sous le joug des Perses, accueille Alexandre le Grand, roi de Macédoine, comme un libérateur. Le héros de l’Antiquité grecque reprend vite son voyage dans l’Empire perse. Après l’assassinat du fils posthume d’Alexandre, c’est l’un de ses généraux et plus fidèles compagnons qui hérite du royaume d’Égypte en 305 av. J.-C. Ptolémée Ier (305-282) devient ainsi le premier souverain de la dynastie lagide (du nom de son père Lagos) ou ptolémaïque.
Ses successeurs, qui règnent sur l’Égypte pendant trois siècles, ont l’intelligence d’adopter les usages du pays pour s’y confondre et s’y faire accepter : ils épousent leurs frères et soeurs, apprivoisent les dieux, adoptent les tenues traditionnelles égyptiennes lors des grandes cérémonies, bâtissent des temples et se font couronner en tant que Pharaons. Ils apparaissent ainsi, sinon comme des Égyptiens, du moins comme… les plus égyptiens des Grecs. Cette culture hellénistique dont ils sont les héritiers, les Ptolémées l’implantent notamment par la fondation au début du IIIe s. av. J.-C. de la bibliothèque d’Alexandrie.
Cléopâtre hérite de cette double culture. Née vers 69 av. J.-C., elle est la fille de Ptolémée XII, qui règne pendant trente ans sur l’Égypte. Elle accède au trône à l’âge de dix-huit ans. Comme au sein de la dynastie lagide, une femme ne peut régner seule, elle épouse son demi-frère, Ptolémée XIII. À Alexandrie, la violence est permanente : pour accéder au trône, on n’hésite pas à commettre des petits crimes en famille. Cléopâtre elle-même fait tuer une de ses demi-soeurs, et son époux se noie fort opportunément après s’être opposé à elle.

Se rangeant aux côtés de César, avec lequel elle entretient une relation amoureuse mais surtout politique, Cléopâtre VII oeuvre toute sa vie avec un objectif en tête : conserver l’indépendance de l’Égypte par rapport à Rome. Réfléchissant toujours avec un coup d’avance, elle place ses pions et choisit ses alliés avec précaution. C’est ainsi qu’après la mort de César, elle mise sur Marc-Antoine au détriment d’Octave. Une alliance qu’elle brandira fièrement jusqu’à la dernière extrémité, épuisant toutes ses cartes avant de se donner la mort.
Cléopâtre VII est donc d’abord une femme d’une intelligence prodigieuse. Une reine « universelle », brillante et pleine d’esprit. Elle parle neuf langues, ce qui lui permet de communiquer avec ses peuples. Elle étudie la politique, l’économie et les mathématiques à la bibliothèque d’Alexandrie et se révèle particulièrement douée en science : elle aurait composé des traités sur les sciences naturelles et soutenu les travaux de recherche de médecins célèbres. Elle est l’une des premières femmes véritablement influentes de l’Histoire. Pour les Romains, c’est inacceptable.
Cléopâtre, belle ? Personne ne l’a dit
On conserve très peu de représentations de Cléopâtre. Outre une fresque « attribuée » à la reine, retrouvée à Herculanum, il y a bien quelques bustes : une tête en marbre découverte sur la Via Appia en 1784 et exposée au Vatican, mais dont le nez est brisé ; une autre, conservée à Berlin, soupçonnée par les historiens d’être une imitation tardive, vague inspiration des représentations connues. Quant aux portraits de la reine en pharaon, visibles sur certains temples égyptiens, ils obéissent à des codes traditionnels et sont donc dépourvus de réalisme.

Mais alors pourquoi dit-on toujours que Cléopâtre était belle ? C’est d’abord une déformation des sources.
Si l’on s’en tient aux sources antiques, aucune ne s’appesantit sur son physique. Dion Cassius, historien grec du début du IIIe siècle, nous la décrit ainsi : « C’est une femme d’une beauté surprenante » qui « possède la voix la plus charmante et une façon de se rendre agréable à tout le monde ». Là réside sa vraie force : un charisme indéniable : « Elle est séduisante à voir et à écouter, et possède le pouvoir de subjuguer quiconque ».
Plus ancienne encore, la voix du philosophe grec Plutarque, au Iᵉʳ siècle de notre ère, explique que « ceux qui avaient vu Cléopâtre savaient qu’elle n’était pas supérieure à Octavia », l’épouse romaine de Marc-Antoine, « ni par sa jeunesse ni par sa beauté ». Il précise que sa beauté « n’était pas en soi tout à fait incomparable, ou de nature à frapper ceux qui la voyaient », ajoutant que son charme réside dans sa présence irrésistible, son caractère persuasif et son discours stimulant.
Cette vision déformée de Cléopâtre VII, concentrée autour d’une seule facette, celle de la séductrice, est aussi le résultat des effets néfastes de la propagande romaine.
La sorcière égyptienne (ou la femme puissante stigmatisée)
Après l’assassinat de César le 15 mars 44 av. J.-C., qui donne lieu à des meurtres en cascades et de multiples rebondissements, deux successeurs se partagent l’Empire : l’Occident, donc Rome, revient à Octave, fils adoptif de César, tandis que Marc-Antoine, fidèle général de César, reste maître de l’Orient et mène une guerre sans merci contre les Parthes, avec le soutien financier de l’Égypte.
Rapidement, Octave comprend deux Césars ne pourront jamais cohabiter et se partager le pouvoir. L’un doit périr. Pour légitimer une guerre et se débarrasser de son rival, Octave cherche d’abord à faire déchoir Marc-Antoine dans l’estime que lui portent les Romains. Pour ce faire, il initie une propagande furieusement efficace.
Les auteurs de son sérail bâtissent la légende de la reine monstrueuse : Virgile y voit « l’étrangère abominable » ayant charmé Marc Antoine ; Horace la traite de « monstre fatal », de « reine démente », de fléau pour le monde romain, heureusement vaincue par Octave à la bataille d’Actium en 31 avant notre ère. Certains écrivains vont plus loin, la décrivant comme une nymphomane insatiable, se livrant à ses esclaves. Des caricatures obscènes, décorant des lampes à huiles, illustrent l’appétit sexuel insatiable de Cléopâtre.

Cette campagne de dénigrement est un succès : Marc-Antoine est présenté comme un homme corrompu, émasculé, esclave de la putain égyptienne, cette sorcière débauchée qui joue de ses charmes pour assujettir sexuellement les hommes. Nous retrouvons ici les sempiternelles calomnies attachées à toutes les femmes de pouvoir : il est inconcevable d’imaginer qu’elles puissent régner grâce à leurs seules capacités intellectuelles.
Octave fait d’une pierre deux coups : tout en réduisant à néant la popularité de Marc-Antoine, il dénigre et discrédite Cléopâtre aux yeux de tous, refusant de reconnaître en elle la femme souveraine la plus riche et la plus puissante de son temps. Il présente ainsi Césarion, fils de Cléopâtre et de César, comme le rejeton d’une prostituée orientale.
La légende noire est en marche. L’historien Frédéric Martinez résume :
« Belle ? Bien pire. De l’enjouement, du charme. Une voix enjôleuse, prise aux sirènes de l’Odyssée, qui fit bien des Ulysses. » (Frédéric Martinez, Cléopâtre : la reine sans visage)
Les métamorphoses d’une femme
Chaque siècle s’empare de la reine d’Égypte. Les représentations varient, les portraits se dédoublent, appuyant tantôt sur sa sensualité, sa beauté, sa perfidie ou sa puissance. La peinture projette sur la toile un mythe ancré grâce à sa mort, dont on ne sait rien sinon la version romanesque (et hautement improbable) accréditée par Octave : le suicide par morsure d’aspic.

La Renaissance salue le savoir et le courage de Cléopâtre. On loue celle qui a su se donner la mort plutôt que d’être traînée en prisonnière jusqu’à Rome et exhibée comme un trophée. Le XVIIe siècle est fasciné par son caractère complexe et changeant tandis que le XVIIIe siècle fantasme sur cette mystérieuse et lointaine Égypte, sur cette reine fastueuse et voluptueuse.
Cléopâtre tient encore une place de choix chez les artistes du XIXe siècle, émoustillés par un Orient fantasmé qui autorise toutes les transgressions. La reine y incarne à la fois la cruauté, la sensualité et le mystère.
Dans La Mort de Cléopâtre de Jean-André Rixens (1874), la blancheur laiteuse du corps de la reine morte contraste avec un décor oriental luxuriant. Chez Théophile Gautier, dans Une Nuit de Cléopâtre (1838), inspirée d’une nouvelle de Pouchkine, la reine se métamorphose en femme-araignée qui tue ses amants après une nuit d’amour.
Dans le célèbre tableau d’Antoine Cabanel, Cléopâtre essayant des poisons sur des condamnés à mort (1883), elle observe, superbe et impassible, l’agonie d’un prisonnier. Véritable théâtre pictural de la cruauté, cette oeuvre fixe les codes d’une reine orientale, forcément fatale.
Le cinéma, naturellement, s’empare avec délectation de ce personnage aux mille reflets romanesques : plus de soixante-dix fictions lui sont consacrées ! De Liz Taylor à Monica Bellucci, l’image de la femme brune, forte et fatale s’impose.

Mais si Cléopâtre fut bien une souveraine puissante, aimant le luxe et tirant parti de ses atouts pour manoeuvrer en politique, elle ne fut sans doute ni aussi voluptueuse ni aussi « divinement belle » que le mythe le prétend.
Brune au teint mat ou blonde aux yeux bleus ?
Peut-on savoir à quoi ressemblait Cléopâtre ? De quoi sommes-nous certains ?
Il faut bien avouer que niveau génétique, c’est une catastrophe : Ptolémée XII est le fils d’un frère et d’une soeur, eux-mêmes nés de frères et soeurs… « Son père, Ptolémée XII, est le descendant d’une longue lignée de rois Ptolémée […] qui se sont mariés dans la famille durant 30 générations », observe Anne Bielman Sánchez, professeur d’histoire ancienne à l’Université de Lausanne. On le sait aujourd’hui, la consanguinité enfante rarement des canons de beauté !
Nous connaissons aussi son origine. Macédonienne. On représente généralement Cléopâtre VII comme une Égyptienne, avec le teint mat, des yeux et des cheveux foncés.

« Quand on sait qu’Alexandre le Grand était probablement blond, on ne peut pas exclure que Cléopâtre ait été une blonde aux yeux bleus, puisque les Macédoniens sont plutôt des gens au teint et aux yeux clairs. Ce n’était peut-être pas une blonde oxygénée, mais on peut l’imaginer avec des cheveux clairs, ou alors bruns avec des reflets roux. » (Anne Bielman Sánchez)
Tout dépend de l’origine de sa mère : et là, c’est le mystère. On ne sait pas si la génitrice de Cléopâtre était l’épouse du roi ou une concubine égyptienne. L’hypothèse d’une concubine paraît cependant improbable puisque les Ptolémées étaient très attachés à préserver la pureté du sang macédonien. L’envoûtante Égyptienne n’avait sans doute, dans le physique, pas grand-chose « d’égyptien ». Hypothèse que semblent confirmer les monnaies à l’effigie de Cléopâtre.
Les pièces de monnaie, la vraie face d’une souvereine ?
Cléopâtre est à l’origine d’une politique monétaire ambitieuse et innovante. Elle fait frapper de nombreuses monnaies d’argent et de bronze, utilisant ces pièces pour diffuser son image officielle et les symboles liés à sa royauté, par exemple l’effigie d’Isis, déesse à laquelle elle s’identifie.
La finesse des traits et le soin de la production tranchent résolument avec les pratiques des décennies antérieures. Il paraît évident que ces changements sont le fruit de consignes strictes transmises aux graveurs et ouvriers.

Ces portraits monétaires de la reine reprennent tous les mêmes caractéristiques physiques et les mêmes codes esthétiques, offrant de la reine un portrait unique et individualisé. Elle apparaît avec un nez long, imposant, un menton pointu, plutôt disgracieux et un cou très long…
Ces représentations confirment ce que les Romains avaient bien compris et tout entrepris pour étouffer : Cléopâtre VII, sans être un canon de beauté, n’était pas sans charmes, ceux de l’esprit. Elle mit toute son intelligence et son charisme au service de sa politique, devenant l’une des reines les plus puissantes de l’Histoire.
Heureuse pirouette de l’Histoire : en souhaitant à tout prix effacer jusqu’au souvenir de Cléopâtre, Octave a été l’artisan de son immortalité.
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Sources
Cléopâtre, le génie politique, podcast de Philippe Collin sur France Inter
Exposition Le Mystère Cléopâtre à l’Institut du Monde Arabe (11 juin 2025 – 11 janvier 2026)
Le Mystère Cléopâtre, hors-série Beaux-Arts magazine
Cléopâtre l’Égyptienne, de Bernard Legras
Cléopâtre, la reine sans visage, de Frédéric Martinez
