Sous la Révolution et le Directoire, les animaux occupent une place bien particulière. Véritables citoyens en gestation, ils doivent inspirer aux bons petits patriotes français respect et admiration pour la République. Si l’on observe un réel intérêt des scientifiques et de la population pour leur bien-être, les animaux sont aussi utilisés à des fins de propagande. Le Jardin des Plantes vient appuyer, renforcer la République, qui connaît quelques déboires intérieurs et extérieurs, en éduquant la population. En 1798, l’arrivée de deux éléphants d’Asie dans la ménagerie offre une exceptionnelle opportunité aux scientifiques de réaliser des expériences pour glorifier le régime, à travers le comportement amoureux des pachydermes !
Les éléphants Hans et Marguerite : des butins de guerre
Originaires de l’île de Ceylan dans l’Océan Indien, Hans et Marguerite sont capturés en 1784 par la compagnie hollandaise de Indes, qui en fait don au prince de Hollande, le Stadhouder Guillaume V.
Acheminés vers le domaine de Het Kleine Loo, à Voorburg, les deux éléphants font les délices de la Cour du Stadhouder. Vedettes de toutes les fêtes, ils sont nourris de fruits, de friandises… et de vin par les convives captivés. Vivant en semi-liberté, ils ont accès aux jardins mais aussi aux salons du château, et empruntent avec entrain les grands escaliers de la demeure princière ! Mais Guillaume V se lasse très vite de ses gigantesques jouets. Il les fait acheminer jusqu’à Het Loo, près d’Apeldoorn, résidence qui abrite à cette époque une ménagerie réputée dans toute l’Europe. Installés dans une « écurie à éléphants » qui subsiste encore de nos jours, Hans et Marguerite ne bénéficient plus de la même liberté mais restent bien traités.
Le quotidien d’Hans et Marguerite est bouleversé en 1794, lorsque les armées françaises pénètrent en Belgique et en Hollande suite à la victoire de Fleurus.
La Haye est occupée le 23 janvier 1795 et le 3 février, après la fuite du Stathouder en Angleterre, la République batave est proclamée.
Les savants du Muséum d’Histoire naturelle de Paris ont bien conscience de l’intérêt scientifique (et politique) de la ménagerie de Guillaume V pour le Jardin des Plantes, qui connaît alors des débuts difficiles. Le botaniste André Thouin s’extasie dans un courrier du 22 février sur cette ménagerie d’Het Loo « dans laquelle on nourrit deux jeunes éléphants mâle et femelle, plus un casoar, l’un des plus gros oiseaux connus, et plusieurs autres animaux étrangers et rares ». On ne s’embarrasse pas de scrupules : l’appropriation de la ménagerie du Stathouder par la République française est décrétée le 4 juin 1795.
Le 31 août 1796 arrive un convoi qui compte onze quadrupèdes et trente-six oiseaux. Le transport d’Hans et Marguerite est, quant à lui, beaucoup plus long et complexe que prévu. Les mésaventures ne manquent pas : colère d’Hans qui détruit sa cage puis refuse de monter dans la nouvelle qu’on lui construit tout exprès, terrible tempête durant le trajet en mer du Nord… Ils parviennent enfin dans la capitale en mars 1798 et rejoignent aussitôt le Jardin des Plantes, où ils jouissent d’un espace beaucoup plus vaste que dans leur ménagerie hollandaise.
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L’accouplement de l’éléphant Hans et de Marguerite : un défi républicain
Les deux animaux connaissent aussitôt un succès considérable. L’éléphant est bien connu des Français depuis l’Antiquité romaine. Sous Henri II, le château de Saint-Germain en accueille déjà, et la ménagerie de Versailles en abrite plusieurs. L’un des plus célèbres est un pachyderme africain offert en 1668 par le Roi de Portugal à Louis XIV et décédé en 1681.
Hans et Marguerite acquièrent en cette fin du XVIIIème siècle une renommée particulière : l’émerveillement des publics tant profanes que savants trouve indubitablement son origine dans le fait qu’ils forment un couple.
En effet, si l’animal est effectivement connu, ses mœurs, et surtout ses relations sexuelles demeurent mystérieuses. Les habitudes de cette espèce, qui préfère s’isoler dans les sanctuaires les plus reculés des forêts pour copuler, fascinent et exaltent la ferveur républicaine. La pudeur des éléphants en fait de parfaits citoyens, « par rapport à l’exhibitionnisme sans gêne des singes, mauvais sujets libertins qui rappellent le temps de l’aristocratie sans foi ni morale ».
Le peintre Jean-Pierre Houël, grand partisan de la Révolution, se passionne pour Hans et Marguerite. Il passe huit semaines avec eux, dormant même plusieurs nuits dans leur loge pour étudier leur façon de dormir. De cette observation naît en 1803 l’Histoire naturelle de deux éléphants mâle et femelle du Muséum de Paris, constituée de vingt planches largement commentées. Il est intéressant de découvrir dans cet ouvrage académique d’un immense sérieux, une gravure complètement fantaisiste et inventée ! Intitulée « Simulacre des instants de la génération chez les éléphants », elle représente Hans et Marguerite en train de s’accoupler dans la position traditionnelle, et très humaine, dite du « missionnaire ». On sait fort bien aujourd’hui que les éléphants adoptent la levrette pour s’accoupler… Position bestiale, indigne des animaux du Jardin des Plantes que l’on cherche à ériger en modèle de républicanisme et donc à humaniser le plus possible.
Cet accouplement pachydermique est une véritable obsession au cours de l’année 1798. C’est un défi que la France entend bien relever. Un défi à la fois scientifique et politique. Recréer les conditions de reproduction de l’espèce la plus puissante des animaux dans le « temple national », quelle meilleure publicité peut-on imaginer pour légitimer les bouleversements qui ont secoué le pays ? En cas de succès, c’est la preuve que la fertilité est meilleure au sein d’une République, modèle de gouvernement, que partout ailleurs. Pour aboutir à ce résultat, les scientifiques n’hésitent pas à recourir aux stratagèmes les plus incongrus.
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Un drôle de concert pour favoriser l’union sexuelle des pachydermes
En mai 1798, une audacieuse expérience est menée sur les deux éléphants. Fidèles disciples du Siècle des Lumières et de la Révolution française, les scientifiques du Muséum demandent à des musiciens du conservatoire de Paris d’étudier les effets de l’art lyrique sur l’ardeur amoureuse des pachydermes.
L’orchestre s’installe hors de la vue des éléphants, dans une galerie au-dessus de leurs loges, arrangée autour d’une trappe destinée à être ouverte lorsque les musiciens commencent à jouer. Le programme concocté à l’intention des pachydermes comporte des œuvres de Gluck, Rameau, Rousseau, et « quelques airs à la mode ».
A peine les premiers accords se sont fait entendre, que Hans et Marguerite, prêtant l’oreille, ont cessé de manger ; bientôt ils ont accouru vers l’endroit d’où partaient les sons. Cette trappe ouverte sur leurs têtes, ces instruments de forme étrange suspendus en l’air, cette harmonie invisible qu’ils cherchaient à palper avec leurs trompes, le silence des spectateurs, l’immobilité de leur cornac, tout d’abord a paru pour eux un sujet de curiosité, d’étonnement et d’inquiétude. (…) Mais ces premiers mouvements d’inquiétude se sont apaisés quand ils ont vu que tout restait pacifique autour d’eux : alors cédant sans aucun mélange de crainte aux sensations de la musique, ils n’ont plus reçu d’autres impulsions que celles qui leur venaient d’elle.
Ces « impulsions » sont consignées dans les détails, pour comprendre le langage des animaux. Ces rapports présentent des descriptions cocasses qui dévoilent un Hans fort peu coopératif avec la femelle. Marguerite « ne se tient plus, en approchant du mâle, ses oreilles battaient contre sa tête avec une vitesse extrême, tandis que sa trompe amoureuse le sollicitait par tous les endroits sensibles de son corps »
Comme le hasard fait bien les choses, les deux pachydermes se montrent particulièrement excités lorsque retentit l’air martial et républicain « Ah ça ira ! ça ira ! ». Contentement et fierté des scientifiques, qui remarquent « un semblant d’érection civique » chez Hans, ce parfait « éléphant sans-culotte » qui ne réagit qu’à l’écoute d’un chant révolutionnaire. L’expérience tourne court après « la débandade rapide » du jeune mâle !
Ce dont les scientifiques ne se rendent alors pas compte, c’est que la différence d’âge entre les deux pachydermes est bien trop importante. Hans est beaucoup trop jeune pour Marguerite, éléphant pleinement adulte. Voilà qui explique pourquoi l’accouplement ne se fit jamais ! Hans décède le 8 janvier 1802 et est naturalisé par le Muséum. Marguerite lui survit jusqu’en 1816.
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Sources
♦ Singularité de l’éléphant d’Europe, de Pascal Varejka
♦ Comme des bêtes, de Pierre Serna
♦ L’Histoire retrouvée de l’éléphant Hans, de Collectif
♦ Histoire naturelle des deux éléphants, mâle et femelle, du Muséum de Paris, venus de Hollande en France en l’an VI, de Jean-Pierre Houel
♦ Conférence de Pierre Serna sur les animaux pendant la Révolution, le 28 septembre 2017 à la Chapelle expiatoire de Paris
Très intéressant, épisode « révolutionnaire » que je découvre complètement, merci!
Un détail qui m’intrigue: les éléphants, transportés par bateau de la Hollande vers la France, seraient passés par la Méditerranée où ils auraient subi une tempête?
C’était une erreur 😉