La nouvelle biographie de la comtesse Jeanne du Barry, dernière favorite royale de l’Ancien Régime, redonne à cette grande figure féminine malmenée par l’Histoire toute son épaisseur et sa subtilité. Un ouvrage d’une grande finesse sur « une ambition au féminin », signé Emmanuel de Waresquiel aux éditions Tallandier.
Une femme travestie par l’Histoire
Jeanne du Barry m’a toujours fascinée. Derrière la vision grossière et vulgaire que véhiculent depuis des siècles la presse et le cinéma, présentant Jeanne comme une prostituée un peu simplette, voire idiote et mesquine, il m’a toujours semblé percevoir quelque chose de bien plus profond dans son regard si doux et si tendre divinement restitué par l’artiste Elisabeth Vigée-Lebrun en 1781. Plus mes lectures et mes recherches personnelles me menaient vers des analyses récentes (et sérieuses !) de sa personnalité, plus je me rendais compte d’une forme de dédoublement : ce qu’elle fut vraiment et ce qu’elle est dans l’imaginaire collectif. Rares sont les personnages historiques à avoir une image aussi déformée, aussi éloignée de la vérité.
Je sentais néanmoins que de nombreuses zones d’ombre subsistaient au fil de mes lectures. Certains clichés sur sa jeunesse réapparaissent inlassablement, comme une malédiction de l’Histoire, sans que je ne parvienne jamais à retrouver le chemin vers la source authentique. Pourquoi ? Les historiens successifs qui se sont essayés à retracer son histoire finissaient-ils tous par se résigner devant l’absence d’archives pour éclairer des périodes entières de sa vie ? Je pense à l’excellente biographie de Jacques de Saint-Victor, première révélation personnelle sur la véritable Jeanne du Barry.
Mais il manquait quelque chose, encore. Il n’avait réussi à mettre au jour le caractère de Jeanne qu’à demi, comme buttant sans s’en rendre compte sur la féminité si pure qu’elle incarne. Je commençais à me dire que seule une femme pourrait un jour la comprendre vraiment. Le film de Maïwenn retraçant la vie de Jeanne du Barry à la Cour, qui présente une femme amoureuse, certes, mais un peu niaise, m’a fait reconsidérer cette idée… Moi-même je m’y suis essayée, par envie et passion, en toute modestie et de manière privée, pour mes abonnés du Cabinet Secret de Plume d’histoire. Et c’est finalement un homme qui, en relevant le défi de la biographie, a réussi là où d’autres ont partiellement échoué !
Après réflexion, il fallait en effet la méticulosité et la perspicacité d’historien d’Emmanuel de Waresquiel pour parvenir à naviguer avec clarté dans les eaux troubles de la vie de Jeanne ! Sa plume délicieuse pétrie d’élégance et de sensibilité est, ma foi, bien digne de la personnalité à la fois éclatante, délicate et mystérieuse de la comtesse du Barry.
La favorite la plus secrète de l’Ancien Régime
Comment une femme peut-elle se révéler, dans la réalité, aux antipodes de ce que l’Histoire en a fait ? C’était l’une de mes grandes interrogations. Son statut de favorite royale ne suffit par à expliquer un tel gouffre entre sa véritable personnalité et l’image qui est passée à la postérité. Madame de Pompadour, qui la précède dans le rôle, bien que détestée en son temps et victime de campagnes de dénigrement, ne pâtit pas d’une image aussi déformée.
Emmanuel de Waresquiel répond avec brio à cette interrogation essentielle. Jeanne a volontairement sanctuarisé sa vie : travestissement de ses origines et de son nom, disparition méthodique de ses lettres d’amour avec le roi de France qu’elle a consciencieusement brûlées après la mort de son amant, discrétion sur ses relations avec une famille qu’elle tente de maintenir loin de la Cour….
La vie de Jeanne est donc volontairement enveloppée d’un voile opaque qui rend le travail de l’historien à la fois plus difficile… et plus passionnant. Véritable fée du secret, Jeanne du Barry sème quelques indices, quelques lueurs de vérité et d’authenticité.
Les personnages sur lesquels le biographe travaille pendant des années, dans la distance du temps et le silence de ses sources, lui font parfois des signes comme pour lui rappeler qu’ils respirent encore. Ils lui font soudain la grâce d’une légère brise, d’un souffle de vie retenu par des siècles d’absence.
Ces souffles de vie, Emmanuel de Waresquiel les a respirés : des lettres inédites qui lui redonnent la parole, des archives oubliées qui éclairent subitement une zone d’ombre, la découverte de détails qui paraissent de prime abord insignifiants et qui se révèlent d’autant plus précieux. Les pièces du puzzle s’assemblent alors et des pans de l’intimité de Jeanne se dévoilent pour la première fois : sa véritable identité, sa fille cachée… Jeanne était mère : ce fut sans doute le secret le mieux gardé de cette existence qui n’en manquait pas. Je ne vous en dis pas plus sur ce sujet ! Passons à sa relation avec le roi… et avec la presse !
L’enchanteresse et le soutien des dernières années du règne
Aucun historien n’avait, à ma connaissance, analysé avec autant de justesse et de précaution la relation amoureuse entre Jeanne et Louis. Car c’est bien d’amour qu’il s’agit, malgré les trente-sept ans qui les séparent. Du côté du roi, on sait que c’est une passion foudroyante, de plus en plus sereine et profonde à mesure que les années passent et que les ennemis de la comtesse s’acharnent contre elle. Même si les lettres de Jeanne du Barry et du roi n’existent plus, il est possible d’entrevoir, par le trou la serrure, des bribes de ce que fut l’intimité entre ces deux êtres. Un amour secret, simple et sincère. À l’image de leurs personnalités qui s’accordent à la perfection.
Le roi cherchait une confidente, quelqu’un auprès de qui il puisse se décharger du poids de ses contrariétés et Jeanne en a toutes les qualités, les rêves de l’enfance, la force de résister aux injures, la liberté de ton, la gaieté, la finesse, l’ambition et le secret. Un sens aigu de la fidélité aussi, malgré des apparences qui la desservent. […] Madame de Pompadour, impérieuse et dominatrice, avait-elle vraiment compris le roi ? Il ne semble pas qu’elle l’ait aidé à surmonter la défiance qu’il avait de lui-même et des autres. Ses années de faveur ont été des années d’incertitude politique, celles de Jeanne au contraire vont être celles de l’affirmation des pouvoirs du roi.
Force est de constater en effet que c’est à la fin de sa vie, alors qu’il est profondément épanoui dans sa relation avec Jeanne, que Louis XV prend les plus importantes décisions de son règne. C’est qu’il se sent épaulé et soutenu par cette femme qui partage aussi ses passions pour la chasse, la lecture et les sciences. Plus important encore, le goût du secret les habite viscéralement. De tous nos rois de l’Ancien Régime, c’est bien Louis XV qui porte à son paroxysme le secret comme moyen de gouvernement.
On ne partage jamais mieux un secret que lorsqu’on veut se cacher des autres. S’il est un trait qui les rapproche, c’est bien cela, cette habitude prise très tôt de s’inventer des masques, un sens inné de la dissimulation et, au bout de tout cela, cette “immense part de mystère” que le duc de Luynes remarquait déjà chez Louis XV dans les années 1740 et que Jeanne a en partage par les hasards de sa naissance et des commencements de sa vie.
Le secret dessert autant Jeanne que Louis XV pour la postérité. Garder une grande part de mystère, c’est donner prise aux fantasmes, aux pamphlets et aux distorsions des faits. Il est d’autant plus facile pour la presse clandestine de l’époque d’inventer des réalités que ni le roi ni sa favorite n’apportent de démentis officiels et formels aux attaques qui pleuvent sur eux. Elles fixent leur image pour les siècles à venir. Ce goût du secret est amplifié par la volonté de mener une vie privée, cachée, préservée du tumulte politique.
Jeanne du Barry a cette particularité d’avoir été de toutes les maîtresses du roi la plus libre et la moins dépendante du système de cour. Elle est la seule à n’avoir reçu ni titre, ni terre. Elle arrive à Versailles comme comtesse du Barry, elle en sortira de même. En ce sens, elle marque une césure dans l’histoire de la monarchie, celle de la séparation nette et tranchée entre la vie privée du souverain et sa vie publique. […] Ce qui pourrait passer pour très moderne, l’invention de la vie privée du roi, ne résistera pas à la Révolution, qui, au nom de la vertu et de la transparence, s’arroge le droit de juger de la vie publique de ses meneurs à l’aune de leur vie privée. Cela ne commence pas en 1789 mais traverse tout le siècle. Dans la longue litanie des rois de France, Louis XV est l’un des tout premiers que l’on cherche à débusquer jusque dans les replis de son intimité. Depuis les commencements de son règne, les écrivains n’ont eu de cesse de vouloir rendre publique sa vie privée, au risque d’inévitables déformations. […] Ce qu’ils écrivent et publient sur son for intérieur, sur ses sentiments pour Jeanne n’a pas grand-chose à voir avec les secrets de son coeur. Ces réinventions successives l’emportent jusqu’à façonner son image pour la postérité, d’autant que ses lettres manquent cruellement.
Ambitieuse, courageuse et généreuse Jeanne
Aucune favorite royale n’a suscité autant de prévention et de haine dans l’entourage même du roi. Pour survivre au mépris des courtisans et évoluer dans le monde terrifiant de Versailles, il faut à cette jeune femme une bonne dose d’ambition et beaucoup de courage.
Les lettres disent toujours quelque chose du caractère de ceux qui les écrivent. C’est un peu comme si l’on pouvait voir leurs auteurs en ombres chinoises dans les pliures du papier. Au fil des siennes, Jeanne se montre telle qu’en elle-même, enjôleuse et charmante, spirituelle, modeste, déterminée et pugnace.
D’ailleurs, petit à petit, les courtisans s’étonnent de « l’aisance et la facilité avec lesquelles elle sait s’adapter aux subtilités de Versailles. » Elle ne plie pas, refuse de battre en retraite… et charme son monde par son maintien très noble, sans prétention ni arrogance. Jeanne du Barry témoigne à cette époque d’une « incroyable ténacité » et d’une « capacité à surmonter quasi quotidiennement l’insulte » qui fuse depuis les sommets de la Cour, chez la dauphine Marie-Antoinette et chez Mesdames filles de Louis XV par exemple.
On a fait d’elle une femme de premier mouvement, légère, pleurnicharde et inconséquente, on n’a pas assez vu son flegme et son sang-froid. Voilà des mois que la presse clandestine la traîne dans la boue, une bonne partie de la famille de la Cour lui est hostile, le Dauphin et la Dauphine la méprisent et non seulement elle ne bronche pas, mais elle ne cherche même pas à humilier ceux qu’elle pourrait perdre.
Cette ambition et cette détermination qui la caractérisent, la comtesse les manifeste également à travers un mécénat exceptionnel. Elle fait de l’amour des arts une philosophie de vie. D’innombrables commandes de décors, de tableaux et de mobiliers d’une qualité admirable et d’une modernité folle inondent ses appartements de Versailles, son salon de compagnie à Fontainebleau et son Pavillon de Musique de Louveciennes. Le style qu’on nommera « Louis XVI » est en réalité déjà en éclosion à la fin du règne de Louis XV grâce à Jeanne. L’auteur glisse à raison qu’il aurait sans doute dû s’appeler le style « Du Barry » ! Jeanne, dont le goût sûr et affirmé est célébré par ceux qui ont eu la chance de connaître ses intérieurs, se révèle une commanditaire autoritaire qui sait ce qu’elle veut et où elle va :
Les travaux [de ses appartements de Versailles], exécutés en un temps record dans les derniers mois de 1770, donnent déjà une idée des rapports d’autorité et du niveau d’exigence de la favorite. L’architecte Gabriel, exaspéré, le marquis de Marigny, directeur des Bâtiments du roi et frère de Mme de Pompadour, s’en plaignent à longueur de lettres. “Madame du Barry demande avec le plus grand empressement que l’on finisse son appartement pendant le voyage de Fontainebleau. […] Elle exige de la dorure.
Jeanne est trop souvent résumée à ses années flamboyantes à la Cour qui, bien que fondamentales, ne sauraient suffire à la comprendre et à l’apprécier à sa juste valeur. Jamais elle n’apparaîtra aussi humaine et touchante que lors des quinze années qu’elle passe à Louveciennes après la mort du roi. Elle vit une magnifique histoire d’amour avec le duc de Brissac.
Sous la Révolution, prête à tout pour récupérer ses oeuvres d’art et son cher Louveciennes, la comtesse revêt son habit de « combattante pugnace et obstinée ». Hélas ! Cette Jeanne du Barry qui incarne à elle seule la douceur de vivre du XVIIIe siècle finissant ne se méfie pas assez des hommes et de leur face sombre : la lâcheté, la peur, l’ingratitude, la jalousie. « Elle semble parfois vivre dans un univers de conte de fées dans lequel les méchants n’existent pas » résume Emmanuel de Waresquiel. Cette forme de naïveté, qui fait aussi tout le sel de son caractère généreux et léger, lui sera fatale…
J’ai refermé l’ouvrage avec la sensation délicieuse d’avoir enfin compris pleinement une femme exceptionnelle, d’avoir enfin trouvé le biographe qui lui a rendu justice sans avoir tout à fait levé cette part de mystère qui lui tenait à coeur et qu’elle a toujours cultivé avec soin. Jeanne du Barry demeure en partie insaisissable et, à mon sens, cela ajoute encore à l’intérêt et au charme du personnage.
Je vous conseille vivement la lecture de Jeanne du Barry, Une ambition au féminin, un ouvrage très loin de la légende noire ! Vous pouvez aussi retrouver le replay de ma conférence sur l’arrivée de la comtesse à la Cour de Versailles, l’évènement de sa présentation officielle et son acclimatation surprenante malgré les difficultés.
🗝 J’ai beaucoup d’autres univers historiques fascinants à vous faire découvrir si vous rejoignez l’espace membre du Cabinet Secret ! Pour rejoindre la famille de mordus d’anecdotes de l’Histoire, c’est par ici
Merci pour cet article passionant. Cela m’a donné l’envie de télécharger un extrait du livre d’Emmanuel de Waresquiel sur ma liseuse. Si je suis aussi charmé et enthousiaste, je reviendrai ici poster un nouveau commentaire. Je pense que je ne serai pas déçu, j’ai adoré lire « Juger la reine », du même auteur.
Philippe.