Une biographie de Charles Baudelaire… Un défi de taille, tant la personnalité du poète des Fleurs du mal est difficile à saisir ! Marie-Christine Natta réussit parfaitement son pari. Elle nous plonge dans l’univers à la fois baroque et ordinaire, innovant et suranné du poète. Les vives contradictions qui régissent sa vie d’artiste font de lui un être singulier, agaçant et touchant, qui dérange de son vivant. L’auteur analyse aussi l’œuvre littéraire de Baudelaire, à la fois d’une intense sensualité et d’une rare violence. Découvrez, contée avec une passion romanesque, la vie accidentée de l’homme et de l’écrivain.
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L’entourage, un élément déterminant dans la biographie de Baudelaire
Marie-Christine Natta s’attarde sur une période souvent trop rapidement évoquée dans la vie de Charles Baudelaire, son enfance. Garçon sensible, il est traumatisé par la disparition prématurée de son père. Ses rapports avec les autres membres de sa famille deviennent très vite conflictuels. C’est un élève médiocre qui ne supporte pas le carcan imposé par les grandes institutions où son beau-père l’envoie étudier. S’il s’y soumet au début de bonne grâce malgré des résultats décevants, il ne tarde pas à se rebeller. Plus les années passent, plus le caractère de Baudelaire se dévoile. Tout le contraire de la bienséance et la normalité, il cherche rapidement à s’affirmer par lui-même. C’est décidé, il sera écrivain !
Charles se révèle incapable de gérer ses finances. Il gaspille allègrement son patrimoine. Sa mise sous tutelle est le second traumatisme de sa vie. Jeune adulte déchiré entre son désir d’indépendance et sa lucidité sur lui-même, il se sait incapable de la moindre économie et se soumet de mauvaise grâce à cet encadrement qui l’infantilise et étale ses problèmes personnels sur la place publique. Il en veut longtemps à sa mère, plus encore à son demi-frère, à qui il ne reparlera quasiment jamais. Ce qu’il considère comme une conspiration achève de le rebuter contre son beau-père qu’il ne supportait déjà plus…
L’auteur analyse avec une grande justesse les relations rapidement catastrophiques entre Baudelaire et son beau-père le général Aupick, les rapports ambigus et complexes avec sa mère. Cette-dernière, en bonne bourgeoise pieuse et éprise de bienséance, est la plus mal placée pour comprendre le caractère de son fils. Elle l’agace souvent, mais il est incapable de s’en détacher tout à fait.
Rapidement, Baudelaire se lie avec ceux qui partagent ses intérêts. Cette biographie offre au lecteur un panorama des grandes personnalités artistiques et littéraires du XIXe siècle, dont on croise le chemin au fil des chapitres : Victor Hugo (entre Baudelaire et lui, c’est un peu je t’aime moi non plus…), Eugène Delacroix (l’artiste vénéré), Théophile Gautier (tantôt sournois et égoïste, tantôt droit et serviable), Gustave Flaubert (l’ami indéfectible) et bien d’autres. C’est un microcosme de génies que fait revivre Marie-Christine Natta.
Baudelaire et les femmes
L’auteur décode pour son lecteur la vision très particulière qu’a Baudelaire des femmes. La bourgeoise timide et la paysanne mal fagotée n’intéressent pas cet excentrique un tantinet misogyne. Ce qu’il aime, ce sont les actrices, les danseuses, les femmes parées et maquillées, qui jouent un rôle sur scène et qu’il peut contempler, ou bien les maîtresses de maison indépendantes et un peu fantasques, qui tiennent des salons littéraires.
L’auteur s’attarde sur les trois femmes qui ont le plus compté dans la vie de Baudelaire : l’actrice Marie Daubrun, la muse Apollonie Sabatier et surtout Jeanne la mulâtresse. Cette dernière lui fait vivre un enfer : leur relation est émaillée de trahisons, de mensonges et de réconciliations. Sans jamais l’épouser, il ne se détachera jamais tout à fait de sa Vénus noire et elle inspirera plusieurs de ses Fleurs.
Baudelaire critique d’art
La critique d’art est l’une des premières activités de Charles Baudelaire, et un vrai talent oublié de celui qui est avant tout connu pour son œuvre poétique. Pour réaliser les critiques des salons, il se laisse guider par ses goûts, très sûrs (lui-même dessine admirablement bien et connaît de nombreuses techniques) Il s’éloigne considérablement des standards académiques, tant dans le choix des œuvres qu’il couvre de louanges, que dans le style de rédaction, empreint d’une grande liberté de jugement. Il sait reconnaître le talent dans l’originalité.
Contrairement à la plupart des critiques, il ne pense pas que la valeur d’un tableau est fondée sur l’érudition et l’habileté technique. Il estime ces qualités secondaires, et même nuisibles quand elles se substituent à l’originalité et à la naïveté, qui, elles, sont la véritable marque du génie et du tempérament de l’artiste.
Il encense Eugène Delacroix, le plus grand artiste de son époque selon lui (pourtant alors fort critiqué), fait découvrir le paysagiste Camille Corot. Le seul des grands précurseurs artistiques dont il ne sentira pas le génie est Edouard Manet.
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Les Fleurs du mal, le chef-d’œuvre répugnant
Marie-Christine Natta nous entraîne dans le tourbillon de la parution puis du procès retentissant des Fleurs du mal en 1857. Elle permet au lecteur d’en comprendre la portée. Le recueil de Charles crée le scandale et les critiques les plus acerbes, publiées dans le Figaro, sont d’une rare violence. On ne peut que saluer le courage de Baudelaire face à ce déchaînement. On reproche au poète son trop grand réalisme et le côté macabre de ses poèmes. Ainsi un certain Jean Habans :
Les Fleurs du Mal sont un cauchemar qui inspire la nausée et laisse dans l’esprit une grande tristesse et une horrible fatigue. Tout ce qui n’est pas hideux est incompréhensible, tout ce que l’on comprend est putride. L’auteur des Fleurs du Mal aurait dû laisser moisir dans un tiroir maudit toutes ces horreurs de charnier étalées à froid, ces abîmes d’immondices fouillées à deux mains et les manches retroussées.
Grandiose ! D’autres, comme Victor Hugo ou Gustave Flaubert, en comprennent tout de suite la puissance. Flaubert écrit à son ami une critique enthousiaste qui réconforte Baudelaire :
Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités). L’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée, à en craquer. (…) Et puis vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre.
Le scandale vaut mieux que le silence ! Baudelaire décidera d’une nouvelle édition des Fleurs en 1861, retranchée de six poèmes qui ont outré le gouvernement, mais enrichie de 35 nouvelles pièces, dont les Tableaux parisiens qui renferment des Fleurs majeures dont certaines dédiées à Victor Hugo. Une seconde édition qui renforce la « renommée contrastée » de Charles Baudelaire.
La personnalité de Baudelaire : ni drogué ni fou… Seulement malade
Comme le rappelle l’auteur, la consommation de haschich est très en vogue au sein de l’élite littéraire et artistique. Théophile Gautier est un grand adepte de cette drogue qui « nourrit son imaginaire fantasque ». Seul Balzac n’en apprécie pas du tout les effets, qui le dépossèdent de la maîtrise de lui-même.
Au risque de surprendre son lecteur, Marie-Christine Natta dévoile que Baudelaire n’est pas un grand convaincu, ni un grand consommateur. Bien plus tard, en 1860, il publie l’une des ses grandes œuvres, Les Paradis artificiels, sur le haschich et l’opium. Consommateur d’opium certes, qui lui est conseillé pour soigner sa maladie qui commence à le faire souffrir, il s’en sert aussi pour stimuler sa créativité. Mais en restant très lucide. Au moment où il écrit Les Paradis artificiels, il a même « pris en horreur tout excitant » et met en garde le lecteur contre l’opium et davantage encore contre le haschich.
L’ivresse de la drogue est salutaire seulement si le consommateur n’en fait pas son unique hygiène de vie. Autrement, il la juge antisociale, isolante, et amollissante, altérant la volonté ! Nous sommes loin du cliché figurant un drogué griffonnant ses vers en s’étourdissant continuellement. Il ne deviendra dépendant de l’alcool que très tardivement, dans les cinq dernières années de son existence.
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Marie-Christine Natta évoque aussi avec finesse un autre épisode bouleversant dans la vie du poète, la profonde dépression qui l’accable dans les années 1860.
De tristesses en chagrins, d’inquiétudes en angoisses, Baudelaire avoue plusieurs fois à Poulet-Malassis (son éditeur) et à sa mère être « au bord du suicide ». À quarante ans, il est lassé du désordre de sa vie et découragé par le gouffre de ses dettes. Un dégoût qui va jusqu’à « l’horreur de la vie ».
L’auteur analyse avec une très grande subtilité les tourments qui agitent l’esprit de Baudelaire. Plus que les soucis d’argent et le dégoût de la vie, finalement passager, ce sont les effets de sa maladie qui le rongent. Attaques, vomissements, coliques, rhumatismes, migraines terribles… Marie-Christine retrace les derniers mois du poète en 1867, où il perd progressivement l’usage de ses membres, de ses facultés mentales et de la parole. Un spectacle touchant nous montrant un Baudelaire lucide jusqu’au bout, qui ne cesse de se battre pour prendre le dessus sur sa maladie.
Le dandy perfectionniste et misérable
La réflexion profonde et originale de Marie-Christine Natta sur l’influence du dandysme dans le caractère de Baudelaire permet d’aborder le poète sous un angle nouveau. On découvre un urbain, un incorrigible dandy. Même si Paris le ruine et l’étouffe, il préfère mille fois ce qu’il nomme lui-même « son enfer », à une vie campagnarde qui lui répugne. Il ne peut résister à l’appel de la capitale, de ses musées, de ses cafés, de ses expositions et de ses Journaux. La nature ne l’inspire pas comme les grands romantiques. Il ne partage pas leur culte des « légumes sanctifiés » et les beaux paysages ne l’émeuvent pas.
C’est que Baudelaire travaille lentement, a besoin de réflexion. Pas de génie fulgurant chez le poète. Il compose, décompose et recompose ses Fleurs durant de multiples années avant de les publier, et il ne couche jamais sur le papier directement ce qu’il voit. Il lui faut mûrir ses mots et ses idées, s’inspirer de ses souvenirs. Perfectionniste, il lui arrive de s’escrimer sur une sonorité qui lui déplaît pendant plusieurs semaines…
L’auteur insiste sur le côté pointilleux de Baudelaire en matière d’édition. Il traque avec un œil de lynx toutes les fautes d’impression et ne pardonne rien. Sachant parfaitement comment mettre en valeur ses vers, il juge les caractères trop petits, la table des matières trop banale, la pagination mal faite… Et ne lâche rien.
Nous voici embarqués dans les tribulations de ce poète d’une sensibilité à « fleur » de peau, qui cherche toujours à donner le change et apparaître dignement vêtu, prenant grand soin de son apparence, tout en vivant jusqu’à son dernier souffle dans une grande précarité, régulièrement criblé de dettes que sa mère ou ses amis doivent rembourser.
Une biographie remarquable qui met en lumière les contradictions de ce génie si conspué de son vivant. Lui-même, prophète, n’écrit-il pas à sa mère deux ans avant sa mort : « Je suis convaincu, – tu trouveras peut-être mon orgueil bien grand – que, si peu d’ouvrages que je laisse, ils se vendront fort bien après ma mort »…
Procurez-vous Baudelaire de Marie-Christine Natta !
Points positifs
♥ Un recours fréquent à la correspondance du poète qui permet de comprendre son mode de fonctionnement et de mieux se rendre compte des contradictions qui l’habitent…
♥ Bat en brèche certains clichés tenaces : Baudelaire n’était ni fou, ni drogué perpétuel, ni alcoolique débauché.
♥ Des personnages secondaires aux profils rocambolesques et parfois réellement hilarants, comme le poète Philoxène Boyer, réputé pour son extrême saleté !
♥ Une analyse de la personnalité de dandy de Charles Baudelaire : Marie-Christine Natta nous en dévoile toutes les délicates subtilités.
♥ Une plume alerte, agréable, et une capacité à décrypter avec aisance et souplesse pour son lecteur une œuvre littéraire d’une grande complexité.
Points négatifs
♠ L’ouvrage de 800 pages est d’une telle richesse, les anecdotes où se croisent une multitude de personnages si minutieusement détaillées que la lecture nécessite beaucoup de concentration ! Je ne sais pas si c’est un défaut ?
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Cette article donne envie de lire cette biographie. Justement, surement que la grosseur du roman et synonyme de la bouleversante et longue vie de Charles Baudelaire. Il donne également à en savoir plus sur la liaison avec les femmes, sa maman aussi. Auteur très travaillé et pratique à analyser en français, dans le symbolisme. Ce pauvre Charles Baudelaire nous renvoie également à la similitude de la vie de Arthur Rimbaud et de Paul Verlaine. Tout les trois sont les parfaits symboles de la série Littéraire (je suis en L).
En effet et je vous conseille vivement cette belle biographie si vous êtes déjà sensible au personnage 🙂
Cet article est remarquable, il me permet, à moi aussi, d’abord de revisiter cet immense poète(j’allais dire hymnense poète) et de sortir des clichés qui paralysait l’image de Baudelaire.
Sa relation épouvantable avec le général Aupick, son travail, son éditeur et ses amis.
Enfin une nouvelle lumière sur Baudelaire, six année de travail qui mettent encore plus haut l’incontournable génie baudelairien.
Merci et bravo à Marie-Christine Natta. Bravo à la maison Perrin.
Je souhaiterais être mis en relation avec l’auteur mais je ne sais pas comment.
Je la vois bien travailler sur Villiers De L’Isle-Adam.
Salem Marchi
Merci pour ce survol du livre de Marie-Christine Natta. Je suis en train de le lire et je vois un peu plus à quoi m’attendre dans la suite (ce qui me donne encore plus envie de continuer).
J’aime beaucoup le talent de Baudelaire et sa personnalité, bien que je trouve ses idées politiques dégoûtantes (le milieu social, sans doute, et beau-papa dans l’armée qui tire sur les ouvriers, ça ne doit pas aider à avoir des idées progressistes).
Je mettrais quand même une correction au début de l’article: Baudelaire n’était pas un élève médiocre. Il était irrégulier, paresseux, procrastinateur, turbulent, mais loin d’être médiocre. Je le remarque parce que c’est à cet endroit du livre que je me suis arrêté ce matin.
Je m’abonne à votre blog pour me souvenir de repasser quand j’aurai plus de temps. Encore merci!
Merci pour ce commentaire ! J’utilise le terme « médiocre » dans le sens « pas à la hauteur des attentes » de ses professeurs comme de ses parents, un élève certainement pour qui le moule scolaire n’était pas source d’épanouissement 🙂 À très vite !