Alexandre II (1818 – 1881), monarque empli de bonne volonté, ne cesse de se battre tout au long de son règne pour moderniser la Russie. Son ambition ? Faire progresser son pays, encore figé dans ses principes rétrogrades, embarrassé de ses privilèges séculaires. Mais voilà, dans une société en pleine mutation, il en fait trop pour les uns, et pas assez pour les autres…
Une aristocrate… révolutionnaire
Sofia Perovskaïa naît à la fin de l’année 1853, dans une famille aristocrate russe : son arrière-grand-père était le comte Alexeï Razoumovsky, un personnage évoluant au sommet du pouvoir. Son père est général, gouverneur de Saint-Pétersbourg jusqu’en 1866. Jeune fille choyée destinée à briller en société, elle mène une vie campagnarde pendant toute sa petite enfance, puis s’installe dans la capitale avec sa famille.
D’un caractère autoritaire, rigide et obstiné, Sofia manifeste des idées bien arrêtées sur la futilité de la vie mondaine. Elle abhorre cette société privilégiée dont elle fait partie, et décide subitement de rompre toute relation avec sa famille et ceux qu’elle a fréquenté ces dernières années, pour s’installer en banlieue, dans un modeste appartement.
Sofia fait partie de ces jeunes filles de la haute société dont la forte personnalité et le désir d’absolu s’accommodent mal d’une vie bien rangée, qui rejoignent les mouvements populistes. Très rapidement en effet, elle se consacre à l’activité révolutionnaire, combat qui donne un sens à sa vie.
L’un des acolytes de Sofia Perovskaïa, un certain Kropotchine, nous a laissé un portrait de la jeune femme à cette époque :
En voyant cette ouvrière, vêtue d’une robe de laine, chaussée de lourdes bottes, la tête simplement couverte d’un fichu de coton, nul n’aurait pu reconnaître en elle la jeune fille qui, peu d’années auparavant, brillait dans les salons les plus aristocratiques de la capitale… Elle était notre préférée à tous… Ferme comme l’acier, elle ne se laissait pas impressionner par l’idée de l’échafaud.
La Volonté du Peuple
La Russie, au début du XIXème siècle, voit l’émergence d’un mouvement philosophique assez particulier, qui se transforme en véritable parti politique au milieu des années 1850 : le nihilisme. Les nihilistes sont des individus niant toute contrainte, tout ordre, toute hiérarchie et ne s’inclinant devant aucune autorité. Un seul programme : tuer le tsar pour renverser l’ordre monarchique !
Sofia Perovskaïa devient membre de l’organisation anarchique et terroriste La Volonté du Peuple, issue d’une branche radicale de ces nihilistes, constituée le 26 août 1879. Elle fait même partie du Comité exécutif : c’est le noyau dur, le cerveau de l’organisation.
C’est au sein de ce Comité exécutif qu’elle fait une rencontre qui va celer son destin, celle d’Andreï Jeliabov. Cet homme, qui ne tarde pas à devenir son amant, est pour elle une révélation. Serf éduqué mais habité par une haine farouche du tsarisme, Andreï Jeliabov a déjà participé à l’élaboration de plusieurs attentats manqués. La révolutionnaire Olga Loubatovitch le décrit en ces termes :
C’était un garçon brun et élancé, au visage pâle, à la barbe sombre merveilleusement plantée et aux yeux expressifs. Sa parole était pleine de flamme et de passion, sa voix agréable et forte. Il avait tout pour devenir un tribun populaire.
On peut ajouter que l’homme, âgé de vingt-neuf ans, respire un fanatisme agressif et distille un mystère austère, voire funèbre, qui attire irrésistiblement Sofia Perovskaïa. Elle voit en lui son alter-ego.
C’est avec joie qu’elle partage la vie traquée de celui qu’elle a choisi pour champion. Exigeante et fière, elle l’admire tellement qu’elle ne lui pardonne aucune faiblesse.
Une équipe de choc
Ensemble, elle en est certaine, ils vont réussir ce que tant d’autres ont échoué, et provoquer l’électrochoc nécessaire pour faire chuter le tsarisme et instaurer un gouvernement populaire. Concentrée sur le but qu’elle s’est fixée, elle ignore les qualités de monarque d’Alexandre II pour ne voir en lui qu’un gibier à traquer puis à abattre.
Sofia et Jeliabov ne s’embarquent pas seuls dans l’aventure. Ils sont secondés par Alexandre Mikhaïlov, « froid organisateur de meurtres politiques » sans aucun états d’âme. Il connaît bien Jeliabov puisqu’ils ont été ensemble les instigateurs de plusieurs attentats ratés perpétrés contre Alexandre II.
Au sein de cette petite équipe on trouve également Nicolas Kibaltchich, un chimiste ukrainien et technicien de génie, qui a déjà tâté de la prison et qui passe son temps dans son laboratoire à préparer des dynamites. Et enfin Nicolas Kletochnikov, infiltré dans les structures policières impériales.
Soudé par la détermination, ce « club des cinq » élabore avec une extrême minutie un nouvel attentat, cette fois-ci à multiples variantes pour s’assurer de sa réussite.
Un attentat méticuleusement préparé
Les acolytes remarquent que si Alexandre II se montre de moins en moins en public, il n’a pas renoncé à son habitude d’assister, chaque dimanche, à la relève de la Garde au manège Michel (aujourd’hui le stade d’Hiver), accompagné d’officier et en présence du corps diplomatique. Et il aime être à l’heure : une aubaine pour les terroristes.
Selon les semaines cependant, il change de trajet pour s’y rendre, passant soit le long du canal Sainte-Catherine, soit par la perspective Nevski. Il faudra donc prévoir les deux alternatives.
Entre janvier et février 1881, à partir d’une petite maison, l’équipe creuse un tunnel souterrain jusqu’au à la perspective Nevski : on y enfouira une mine qui explosera au passage du cortège. Pour s’assurer que le tyran est bien mort, quatre hommes achèveront ensuite le travail en lançant des bombes chacun à leur tour. Bombes préparés par Kilbatchitch : elles devront être lancées de très près pour tuer tout ce qui se trouve dans un rayon d’un mètre, donc nécessiteront sans doute le sacrifice. Ils y sont préparés.
Et si jamais le tsar respire encore, Jeliabov en personne incarnera un Ravaillac russe en bondissant dans la calèche pour poignarder Alexandre II. Sofia joue dans ce macabre projet un rôle stratégique : postée à l’intersection du canal Sainte-Catherine et de la perspective Nevski, elle avertira à temps ses acolytes de l’itinéraire choisit par le cortège.
Le 28 novembre 1880, la police impériale met la main sur Alexandre Mikhaïlov. 48h avant le jour fatidique, le 27 février 1881, c’est le drame : Jeliabov, l’âme du complot, celui qui réalisait toutes les liaisons, est arrêté à son tour.
Il faut renoncer au projet, devenu trop risqué… Kilbatchitch et Kletochnikov sont prêt à tout abandonner. C’est sans compter Sofia… Folle de douleur et de rage, elle ordonne à ses camarades de mener l’action à son terme, quitte à mourir pendant l’opération. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’elle cherche ? Périr avec Jeliabov, déjà pratiquement condamné à mort ? Quoiqu’il en soit, elle oblige ses compagnons à ne pas se défiler. Devant cette détermination, personne n’ose protester.
Sofia, qui n’a plus rien à perdre, ne veut pas attendre davantage : il faut faire vite, l’attentat aura lieu ce dimanche ou n’aura jamais lieu. Ils n’ont pas le droit à l’erreur. Kibaltchich prépare les bombes comme prévu, dans la nuit de samedi à dimanche. Le matin même, Sofia en prend livraison et les remet à ses quatre lanceurs dans un cabaret populaire.
« N’est-il pas un peu tôt pour rendre grâce à Dieu ? »
Le dimanche 1er mars 1881, le cortège du tsar revient du manège, sous un beau soleil. Il est presque 14h quand il s’engage sur le canal Sainte-Catherine.
Sofia a compris depuis longtemps qu’il n’emprunterait pas la perspective Nevski, et a donné le signal aux quatre lanceurs, savamment recrutés, de se positionner entre le canal et les grilles du palais Michel : Nicolas Ryssakov, Ignati Grinevitski, Ivan Emelianov et Timothée Mikhaïlov. Ce dernier, ouvrier, doit lancer sa bombe en premier pour donner à cet attentat toute sa dimension populaire. Mais, effrayé par les conséquences de l’acte qu’il s’apprête à commettre, il s’enfuit…
C’est Ryssakov qui, sous les yeux de Sofia postée de l’autre côté du canal, jette un paquet de bonbon sous les sabots des chevaux au passage du cortège. L’explosion, violente, fait une dizaine de victimes. Mais le tsar est indemne ! Choqué, Alexandre II sort du carrosse éventré dans la confusion la plus totale : cris, fumée, corps déchiquetés…
« Grâce à Dieu je ne suis pas blessé » murmure le tsar qui, au lieu de rentrer au palais à toute allure, préfère s’occuper des victimes. Ryssakov, qui a été maîtrisé, ricane : « N’est-il pas un peu tôt pour rendre grâce à Dieu ? »
Un second paquet atterri aux pieds du tsar, lancé par Grinevitski : la déflagration est si puissante qu’elle projette le tsar sur le pavé, lui arrache un pied, lui broie les jambes et le défigure.
Cette fois, c’est la bonne : Alexandre II, qui perd son sang, meurt une heure plus tard, dans les bras de celle qu’il venait tout juste d’épouser, sa maîtresse Katia Dolgorouki. L’immense majorité de la population, surtout la population paysanne, pour qui la personne du monarque est sacrée, est profondément choquée.
Ryssakov est arrêté et questionné. Dans l’espoir de sauver sa peau, il trahit tous ses complices. Le 26 mars 1881 a lieu le procès des terroristes : Jeliabov, Sofia, Ryssakov et Mikhaïlov sont condamnés à mort et exécutés le 3 avril à Saint-Pétersbourg Une foule immense s’est déplacée. Sofia Perovskaïa, sans qui cet attentat aurait été abandonné après l’arrestation de Jeliabov, ne manifeste aucun repentir. Fière, elle tourne le dos à Ryssakov, le traître qui a osé donner leurs noms…
Sources
♦ Alexandre II : Le tsar libérateur, de Henri Troyat
♦ Histoire du terrorisme, de Gilles Ferragu
♦ La saga des Romanov, de Jean des Cars
♦ Assassinés, de Jean-Christophe Buisson
♦ Le Malheur russe : Essai sur le meurtre politique, de Hélène Carrère d’Encausse
Excellent article!
Un des nombreux épisodes de « sang » dans la saga des Romanov!
Excellent article, comme toujours. Je vais me diriger vers celui consacré à Katia Dolgorouki.
Merci
Merci beaucoup 🙂