Le Terrible. Ce nom inquiétant évoque toute une période de l’histoire moscovite, le XVIe siècle. Un des règnes les plus controversés de l’histoire, qui se révèle tantôt brillant, tantôt noir et violent, mais qui est incontestablement celui de l’essor, préparant le pays à son intégration dans le jeu des puissances occidentales.
Si rares sont ceux qui connaissent la Russie d’avant Catherine la Grande et Pierre le Grand, qui, en revanche, n’a jamais entendu parler d’Ivan le Terrible, premier Tsar de Russie ? Pour certains, il s’agit juste d’un surnom à la résonnance familière, pour d’autres il se rattache à la barbarie du peuple russe, personnifiée par ce souverain de tous les excès.
Mais les caricatures de l’homme n’ont-elles pas éclipsé la véritable Histoire ? Dans sa biographie d’Ivan le Terrible, Pierre Gonneau propose une restitution objective des faits, avec un certain détachement, et une analyse plus juste de la personnalité de ce Tsar que l’on a dit, à tort ou à raison, complètement fou.
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L’ascendance d’Ivan le Terrible : la nécessaire mise en contexte
Une première partie de l’ouvrage est centrée sur les prédécesseurs d’Ivan. L’auteur nous présente son père, Vassili III, son grand-père, Ivan III, et même son arrière-grand père, Vassili II. Un portrait de chacun d’eux est brossé, ainsi que de leurs épouses, notamment Sophie Paléologue, une femme à poigne, la seconde d’Ivan III (donc grand-mère d’Ivan le Terrible). L’auteur aborde aussi, inévitablement, la Régence de la mère d’Ivan, Héléna Glinskaïa, période noire et chaotique pour le futur Tsar, qui doit durer quatre ans.
Cette phase que l’on peut qualifier « d’introductive » est assez longue, mais néanmoins nécessaire si l’on veut comprendre dans quel contexte difficile Ivan accède au trône et ce que fut la Russie avant sa prise de pouvoir : une contrée dans laquelle la Renaissance qui embrase l’Europe occidentale ne s’est pas encore frayée un chemin. Un bémol cependant : les sauts assez fréquents dans le temps rendent la compréhension parfois laborieuse. L’auteur nous parle-t-il de la grand-mère d’Ivan ou de sa mère ? De la première femme de Vassili III ou de la seconde d’Ivan III ? Au fil des chapitres l’auteur réalise des bonds d’un règne à l’autre… C’est un peu frustrant à la longue, mais cela n’empêche pas cette première partie d’offrir un tour d’horizon tout à fait pertinent des multiples protagonistes.
Pierre Gonneau s’engage ensuite dans le vif du sujet, découpant ses chapitres de façon à ce que le lecteur comprenne bien le basculement dans la Terreur d’un règne pourtant plein d’espoir à son commencement.
Le règne glorieux
Tout d’abord, voici le temps des années glorieuses, celles qui nous font découvrir un tout jeune grand-prince de Moscou avide de Justice et de Paix, porteur de l’espoir de toute une « nation ». Non, Ivan n’a pas toujours été sanguinaire et querelleur ! L’auteur insiste : mettant de côté ses pêchés de jeune homme, il se transforme en véritable souverain, réformateur de l’Elise et de la justice, ambitieux pour son pays, remodelant l’organisation militaire.
Mais déjà, il est évident qu’Ivan n’acceptera jamais de plier devant quiconque. Soumis à des forces contraires qui l’ont brimé dans son enfance, il ne supporte pas sa propre soumission : au contraire, il appelle et exige celle des autres, sans condition. Le souvenir de sa mère bataillant pour garder le pouvoir reste ancré dans son esprit et le restera toute sa vie. Il est intéressant en effet de le comprendre afin de mieux s’expliquer que, dès cette époque, Ivan se montre particulièrement attaché au respect de la hiérarchie et au respect que ses sujets doivent manifester envers sa personne. Traits de caractère qui ne feront que se durcir au fil du temps, pour atteindre leurs paroxysme avec la paranoïa et la cruauté du Tsar sous l’opritchnina…
Pierre Gonneau nous instruit de ses premiers succès aussi : les conquêtes du khanat de Kazan et de la Basse-Volga, enracinées dans l’Histoire comme les grands triomphes d’Ivan le Terrible. L’auteur détaille parfaitement les manœuvres entreprises par les russes et leurs adversaires, explique pourquoi la situation de ces régions s’avérait stratégique et ce qu’il en a coûté pour les conquérir.
Le règne sanglant d’Ivan le Terrible
Sous la plume de l’auteur, nous assistons à la progressive « radicalisation » de celui qui se proclame Tsar de Russie. Son caractère se durcit, il se montre bientôt impitoyable à l’égard des boyards, affectionne de plus en plus l’humour noir et la perversion. Pierre Gonneau dresse le portrait d’un Tsar chez qui s’affronte un curieux mélange de bouffonnerie, de cruauté, d’autorité, de conscience très vite de la théâtralisation du pouvoir et d’intelligence politique (une personnalité qui rappelle celle du futur Pierre Ier, Pierre le Grand…)
La terreur pratiquée sous l’opritchnina symbolise l’apogée de cette sorte de « jeu sanglant« , comme l’écrit justement l’auteur. Pierre Gonneau sait nous plonger au cœur de cette Russie divisée, tenue par une main de fer tandis que les « sbires » d’Ivan parcourent les terres et commettent des atrocités, exécutent en masse. Il réussit, ce qui n’est pas aisé, à familiariser son lecteur avec ce système étrange qu’était l’opritchnina, et à l’éclairer sur son fonctionnement complexe.
Cette période de Terreur, durant laquelle le Tsar n’épargne personne, pas même sa famille, se maintient jusqu’au jour où Ivan se rend compte qu’elle ne peut plus durer. Aux yeux de tous et, plus grave encore, à ses propres yeux, il est allé trop loin. Des déboires extérieurs, notamment la guerre de Livonie qui n’en finit pas, le contraignent à faire machine arrière, sans réellement abolir le système…
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Ivan le Terrible par Pierre Gonneau : une biographie parfois difficile à suivre
En parallèle de ces grandes périodes du règne et de ces guerres expansionnistes, Pierre Gonneau s’applique à nous décrire minutieusement le fonctionnement de la Cour, la hiérarchie qui y préside, la place du système ecclésiastique. Parfois, on se perd un peu dans les explications car les noms des différentes grandes familles ont l’art de tous se ressembler plus ou moins ! De temps à autre, des petits rappels relatifs aux protagonistes (fonction, liens avec le Tsar, etc…) auraient été les bienvenus, évitant de s’essouffler à faire travailler notre mémoire ou à tourner les pages. Néanmoins la lecture reste agréable et très instructive.
Les écrits d’Ivan le Terrible, notamment la correspondance avec Kourbski, et l’analyse de ses rapports avec les grandes familles russes, illustrent la complexité de sa personnalité. Les meurtres et les exécutions, bien détaillées, ainsi que les humiliations qu’il fait subir aux ambassadeurs ou à ses conseillers, témoignent de ses folies, de ses excentricités. Les guerres incessantes avec les Tatars, la Suède, la Lituanie, la Pologne sont remarquablement développées. Ce Tsar, qui incarne une certaine puissance naissante de la Russie, le début de son expansion, était capable de mettre en œuvre des tactiques militaires complexes, qui prouvent bien qu’il n’était pas si fou qu’on a bien voulu le prétendre.
Même si Pierre Gonneau emploie souvent des termes russes sans en rappeler la signification française, ce qui peut se révéler un peu frustrant pour ceux qui ne sont pas des experts de l’ancienne société russe, il détaille le fonctionnement de ses institutions à cette époque peu connue. Et il est plaisant de s’instruire tout en ayant le sentiment que jamais le point de vue de l’auteur n’est partisan. Toutefois, certains sujets auraient mérité une analyse plus poussée.
Quelques sujets survolés dans cette biographie
Les nombreux mariages contractés par Ivan constituent une source précieuse d’indices sur sa personnalité, et méritaient un examen plus approfondi. Voilà qu’il contracte déjà son cinquième mariage, alors que le lecteur n’a pas eut le temps de faire connaissance avec son épouse précédente. L’auteur ne s’attarde pas assez, à mon goût, sur les différentes femmes d’Ivan le Terrible, et sur les relations que le Tsar entretenait avec elles. Pour quelles raisons s’est-il marié de si nombreuses fois ? Se montrait-il dans l’intimité aussi pervers et instable qu’en public ? Et les mœurs licencieuses dont fait mention l’auteur, à quel moment s’attarde-t-il sur le sujet ?
Le quotidien du Tsar est également passé à la trappe. Mis à part le plaisir qu’il prenait à visiter très souvent les monastères de son royaume, nous n’en savons pas beaucoup, en refermant ce livre, sur ce que furent ses habitudes. Le lecteur ne sait pas à quoi correspondait une « journée type » d’Ivan le Terrible.
Petit regret également, les informations concernant la mort étrange de son fils et l’implication d’Ivan dans cette fin tragique ne sont pas très claires. Le débat n’est pas engagé, quelle frustration ! Voilà qui peut laisser sur sa faim un lecteur exigeant. Mais les sources offrent-elles la possibilité d’étoffer davantage sur ces sujets ?
Reste que Pierre Gonneau démêle pour son lecteur la personnalité complexe d’Ivan. Fut-il un grand Tsar ou bien un tyran sanguinaire ? Eternelle question. Probablement les deux…
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Points positifs
♥ L’objectivité et la neutralité de l’auteur vis à vis de son personnage.
♥ Les grands moments, les grandes interrogations et les grandes guerres du règne détaillés et expliqués de façon claire.
♥ Un découpage de chapitre qui permet de bien saisir comment le règne d’Ivan a basculé dans l’opritchnina.
♥ L’éclaircissement apporté par l’auteur sur le fonctionnement des institutions russes à une époque peu connue, composant un ouvrage très riche.
Points négatifs
♠ Une phase introductive à la compréhension parfois laborieuse : de fréquents sauts dans le temps.
♠ L’absence de rappel concernant les protagonistes, ce qui oblige parfois à tourner de nouveau les pages pour se rafraichir la mémoire et peut devenir agaçant.
♠ Une analyse qui manque de profondeur sur certains sujets : les mariages d’Ivan, le quotidien du Tsar, la mort de son fils… Je conseille la biographie d’Ivan le Terrible par Henri Troyat, pour compléter.
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C’est Ivan III, et non Ivan IV le Terrible, qui fut le premier tsar de Russie. Après la longue période d’occupation mongole qui a commencé avec la prise de Kiev en 1240, c’est bien Ivan III qui à partir de 1462, réussit à s’affranchir du joug mongol, et fut le premier grand rassembleur de la Russie.