Si les pierres dorées du château de Fléchères pouvaient parler, elles auraient beaucoup à raconter… Situé en Auvergne-Rhône-Alpes dans l’Ain, à seulement 30 km de Lyon, Fléchères possède une histoire riche et mouvementée. Avant d’être classé au titre des monuments historiques en 1985, il a bien failli disparaître… Perte irréparable au regard des trésors qu’il contient ! Une visite guidée passionnante m’a donné envie de vous conter son destin incroyable ainsi que celui de ses propriétaires successifs.
Une position stratégique au Moyen-Âge
La présence d’un château sur la terre de Fléchères remonte au moins au XIIIème siècle. Situé près de Lyon et de la Saône, il tient alors une position stratégique. En effet, la Saône constitue au Moyen-Âge une frontière à la fois politique et géographique entre les terres du roi de France qui s’étendent à l’ouest, et la Souveraineté de Dombes à l’est, qui ne sera rattachée au royaume qu’en 1762.
Pour surveiller cette frontière, qui est aussi un axe majeur de communication fluviale, des gués et des tours émaillent les berges. Le château de Fléchères a pour mission première de protéger le gué de Grelonges, lieu de franchissement du fleuve permettant de passer du plateau des Dombes aux cols du Beaujolais.
À cette époque et durant trois siècles, la seigneurie de Fléchères est la propriété d’une puissante famille locale. Le domaine connaît à partir de 1558 plusieurs acquéreurs. Finalement, en septembre 1606, Jean Sève, l’un des hommes les plus riches et les plus influents de Lyon au début du XVIIème siècle, rachète le domaine.
Un fidèle d’Henri IV
Jean Sève est issu d’une très ancienne famille de drapiers lyonnais. Calviniste, il souffre comme beaucoup de la Saint-Barthélemy et doit s’exiler deux fois à Genève. De retour en France, il lance sa carrière dans les hautes sphères en tant que conseiller du roi Henri III. Seigneur de Fromente, il devient en 1585 receveur général des finances à Lyon.
Âme charitable, Jean se soucie beaucoup du sort des pauvres et des malades. Il s’investit pour l’Hôpital de la Charité de la ville, dont il pose la première pierre : il le finance et le fait entretenir.
Esprit habile et clairvoyant, Jean se range en 1594 aux côtés d’Henri IV durant la Ligue. Il est l’un des chefs de l’émeute qui permet au monarque de ramener Lyon sous son autorité. C’est lui qui organise la « Grande Entrée » du roi à Lyon le 4 septembre 1595.
Il est dignement récompensé de sa fidélité : en 1601, à 40 ans, Jean Sève devient l’un des 4 échevins de la ville de Lyon, sous l’autorité du prévôt des marchands. Il ne lui manque plus qu’un titre de noblesse… et un château. Le premier lui tombe tout cuit dans la bouche. Henri IV vient de réformer la législation : les échevins et le prévôt de Lyon accèdent automatiquement à la noblesse « de cloche » un an après leur nomination à cette charge. En 1602, Jean est donc anobli (il deviendra prévôt des marchands en 1612). La possession d’un château devient indispensable pour asseoir cette dignité nouvelle. Sa fonction d’échevin accroissant rapidement sa fortune, il possède à présent les moyens de ses ambitions.
Jean le constructeur
Jean jette son dévolu sur Fléchères, érigé en baronnie. Il décide de conserver les impressionnantes douves du château médiéval : une façon de souligner l’ancienneté de sa famille malgré l’anoblissement récent. Les travaux sont menés à bien en une seule fois, de 1606 à 1625, et le château n’a subi aucune modification depuis cette époque.
La composition du bâtiment peut surprendre : un immense corps de logis de trois étages s’ouvrant sur la terrasse, entourée de deux ailes ne comptant qu’un étage. Cette disproportion de niveau est étonnante mais s’explique par une particularité : le corps central abrite un temple protestant de 250 m2 au 3ème étage ! Explications.
L’édit de Nantes promulgué en 1595 par Henri IV autorise le culte protestant dans certaines villes, et l’interdit dans d’autres. Lyon fait partie de cette dernière catégorie. Néanmoins, les nobles sont autorisés à posséder un « temple de fief » pouvant servir de ralliement au sein de leurs terres. Comme tout signe extérieur est interdit, les indices sont subtils à Fléchères… mais bien visibles.
- Les trois niveaux de la façade sont nantis de sept grandes fenêtres, le chiffre 7 étant le nombre de sacrements et de vertus.
- On remarque 3 lucarnes qui couronnent le dernier étage. Elles n’ont strictement aucune utilité puisqu’elles sont peintes en trompe l’œil. Au XVIIème siècle, on ne bâtit pas pour une simple raison esthétique : elles symbolisent la Trinité.
- Les colonnes cannelées qui encadrent la porte d’entrée ne touchent pas le sol. Elles sont au contraire surélevées, comme pour un édifice religieux.
- Un élément de décor asymétrique situé juste au-dessus attire le regard vers le centre, où se trouve une plaque en pierre autrefois gravée : les protestants pouvaient y lire un message d’accueil et de bienvenue dans le temple pour y célébrer leur culte.
- Si les deux ailes sont moins hautes que le corps central, c’est tout simplement parce qu’elles abritent les pièces à vivre : l’homme doit toujours rester inférieur à Dieu !
Cette fonction secrète du château confère à l’ensemble une part de mystère…
Mathieu le décorateur : des fresques italiennes d’une grande rareté
Jean de Sève demeurant sans enfant, il lègue ses terres et son château à son cousin Matthieu Sève. Pour pouvoir accéder à la noblesse, transmissible de père en fils seulement, Mathieu suit la même carrière que son cousin. Conseiller du roi, il est échevin de Lyon en 1609-1610 et peut acquérir son titre de noblesse. Puis il devient receveur général des finances en 1612, succédant à son cousin. Enfin, le voilà prévôt des marchands en 1630-1631.
C’est justement en 1631 que Mathieu de Sève, baron de Fléchères et seigneur de Fromente, décide de faire aménager et décorer son château de la Souveraineté de Dombes, dont la construction est largement achevée. À cette époque, le château et les terres de Fléchères constituent un vaste domaine, riche de plusieurs centaines d’hectares : 700 environ. Comme toutes les familles nobles, les de Sève ne vivent pas à l’année dans leur château. Ils habitent leur vaste hôtel particulier lyonnais situé sur la place Bellecour, où ils peuvent exercer leurs charges, entretenir leurs relations et se montrer en société. Fléchères revêt 3 fonctions principales : c’est à la fois un lieu de représentation dont le luxe doit illustrer le rang de la famille, un rendez-vous de chasse agréable, ainsi qu’un vaste domaine agricole générant du profit.
Sur un plan historique, le monument est certainement le plus grand et le plus bel exemple de ce que pouvaient être les maisons des champs de l’élite politique et économique lyonnaise.
La première fonction, celle de représentation, est fondamentale. Mathieu de Sève commence donc à se préoccuper de la décoration intérieure de sa propriété. Il fait appel à un maître italien alors très réputé et justement de passage à Lyon à ce moment-là : Pietro Ricchi, un maître fresquiste.
Pourquoi un Italien ? Une explication peut être avancée. Les de Sève se prétendent héritiers d’un noble piémontais, le marquis de La Seva, dont ils reprennent les armes, sculptées sur les cheminées du château. Pour ancrer cette filiation et la rendre plus tangible, Mathieu choisit sciemment un artiste italien. Et pas n’importe lequel. Pietro Ricchi est né à Lucques, en Toscane, en 1606. Formé sur les grands chantiers de Florence, puis à Bologne et à Rome, il décide en 1629 de tenter sa chance à Lyon, devenu un foyer artistique particulièrement dynamique, peuplé de riches banquiers et marchands. Le succès est immédiat.
D’illustres mécènes se distinguent, notamment quatre châtelains de la région lyonnaise. Gaspard Dugué, propriétaire du château de Bagnols dans le Beaujolais, passe une première commande. Son épouse Marie Dugué née Charrier, recommande l’artiste à son frère Antoine Charrier pour son château de La Barge, ainsi qu’à son gendre… Pierre de Sève. La jeune Antoinette Dugué, fille de Gaspard et Marie, a en effet épousé le fils de Mathieu de Sève, Pierre. C’est décidé, Pietro Ricchi s’occupera aussi de Fléchères. L’artiste se met au travail en 1632. Durant plusieurs mois, il réalise des fresques (procédé fréquent en Italie mais très rare en France), dans au moins douze salles du château. Ce décor étonnant se marie merveilleusement avec les grandes cheminées sculptées et l’escalier à cage vide, dit « à la moderne ».
La famille de Sève évincée, Fléchères court à sa perte !
Le château reste dans la famille jusqu’au milieu du XXème siècle. Si Marguerite de Sève, comtesse de Fléchères dont on peut encore admirer la chambre à coucher, est la dernière descendante directe des de Sève, la propriété demeure, grâce aux femmes et à leurs alliances, liée aux de Sève. Le château traverse sans trop de dommages la Révolution et au XIXème siècle, un parc paysager voit le jour.
Mais à la fin du XXème siècle, les choses se gâtent… Dans les années 1980, un promoteur peu scrupuleux fait main basse sur le domaine. Soucieux de tirer profit de sa nouvelle acquisition dont l’histoire l’intéresse fort peu, il prévoit de raser purement et simplement le château pour y construire des pavillons. Heureusement, un classement aux monuments historiques stoppe le projet de destruction. Mais le promoteur reste propriétaire ! Durant 20 ans, Félchères est laissé à l’abandon et envahi par la nature. On pénètre à l’intérieur comme dans un moulin. De nombreuses personnes s’introduisent et pillent les salles avec une déconcertante facilité. La superbe cheminée du salon de l’appartement XVIIIème et son parquet en marqueterie, composé de six essences de bois différentes, disparaissent… On vole allègrement chaises, meubles et lambris, sans la moindre gêne.
Cadet Rousselle sauve le château… et découvre des trésors
Le massacre est stoppé en 1998, lorsque des membres de l’association Cadet Rousselle, Pierre Albert Almendros et Marc Simonet, déjà propriétaires du château de Cormatin en Bourgogne avec Anne-Marie Joly, acquièrent celui de Fléchères. Ces deux passionnés sauvent de la ruine le château en entamant aussitôt d’importantes campagnes de restauration.
Personne ne se doute alors des trésors qu’il renferme… C’est avec émerveillement que l’on découvre, derrière les boiseries XVIIIème et les enduits XIXème, les fresques colorées parfois intactes de Pietro Ricchi ! Révélation d’une grande importance artistique et historique. En effet, Pietro passa quatre années en France, à Lyon, à Paris et dans diverses villes de Provence. De toutes les fresques qu’il réalisa, n’ont survécu que quelques-unes au château de Bagnols… et celles du château de Fléchères, qui composent le plus grand ensemble de ce type en France à cette époque. Elles constituent un témoignage unique sur la peinture décorative sous Louis XIII, l’une des plus raffinées et des plus précieuses de tout le XVIIème siècle.
Progressivement, avec l’aide (parcimonieuse) de l’État mais surtout grâce aux visiteurs et aux mécènes, le château renaît. On retrouve chez l’un des plus grands collectionneurs de Belgique le parquet volé en parfait état : le nouveau propriétaire, découvrant l’origine de son acquisition peu glorieuse, préfère en rendre l’intégralité à Fléchères sans aucune contrepartie !
Les magnifiques boiseries bleues de style Louis XV, démontées et cachées par un voisin bien intentionné, sont remontées intactes dans le salon. Progressivement, le château retrouve ses meubles, ses tentures et ses tuiles vernissées : un écrin dorénavant digne d’abriter les fresques magnifiques de Pietro Ricchi, remises en valeur.
Cinq des douze salles aux murs peints par l’artiste italiens sont actuellement ouvertes à la visite, d’autres sont encore en cours de restauration.
La Chambre d’Hercule vient souligner la proximité de la famille avec Henri IV. Les ancêtres maternels du roi, les d’Albret, prétendaient descendre du héros Hercule en personne (oui oui) : pour la Grande Entrée du monarque, Jean Sève avait réalisé des arcs de triomphe et des statues à la gloire d’Henri… et de son ancêtre.
La Salle des Perspectives est étonnante et d’une grande rareté : à cette époque, l’architecture en perspective est encore presque inexistante en France. Elle véhicule un message : méfiez-vous de ce que vos yeux vous montrent…
La Chambre des Vertus représente quatre jeunes filles symbolisant les vertus cardinales, Justice, Force, Tempérance et Prudence. Le décor est composé de colonnes salomoniques ou « torses », les mêmes que l’on pouvait admirer, selon la légende, au Temple de Jérusalem et qui auraient été ramenées à Rome pour la construction de la tombe de saint Pierre à Rome. On le retrouve en tout cas dans la construction du grand baldaquin par le Bernin dans la Basilique Saint-Pierre de Rome…
La Chambre de la Parade évoque la Grande Entrée d’Henri IV à Lyon, moment capital dans l’ascension des de Sève : porte-drapeau, mousquetaire et tambour accueillent le visiteur, composant ainsi un précieux témoignage de la mode au début du règne du premier Bourbon. À une époque où les tensions entre Louis XIII et les protestants entraînaient de nombreuses campagnes militaires, il était apprécié de rappeler les liens entre les de Sève et le père du monarque régnant…
Enfin, l’Antichambre des Chasses rappelle l’une des fonctions principales du château mais les fresques ont surtout une signification morale. Chaque bête chassée représente un vice que chacun doit réprimer : le lion, animal fier par excellence, représente l’orgueil, le sanglier, cousin du porc qui est l’attribut de Satan, est la luxure, le cerf, en raison de son caractère solitaire, symbolise la mélancolie et l’isolement. Quant à la panthère au miroir, elle vient nous alerter sur l’illusion des sens…
Je vous invite à venir admirer les beautés de ce domaine, ses intérieurs nobles, mais aussi ses cuisines et son parc, par vous-même. Vous découvrirez l’histoire d’un magnifique sauvetage !
Au-delà du sauvetage du château, je retiendrai ma découverte du jour: comment inscrire discrètement dans l’architecture l’appartenance d’un lieu à la religion protestante!
Oui c’est assez étonnant !
Merci pour ce très bon article sur le sauvetage d’un château emblématique. Je fais partie des 10.000 (et +) copropriétaires qui s’apprêtent à sauver deux châteaux : La Mothe Chandeniers (Vienne) et Ebaupinay (Deux Sèvres). Le sauvetage du patrimoine français est à la mode et c’est une excellente nouvelle.
Bonne initiative félicitations ! 🙂
Le sujet, le récit, les illustrations tout est remarquable. Je l exprime ici mais je le pense chaque fois.
Merci Lisa pour ce commentaire ! 😀
Je n’ai pas visité Flécheres mais le château de Cormatin près de Taizé et non loin de Cluny!
Une petite merveille sauvée elle aussi par les mêmes proprietaires !
Bravo à ces conquistadores de la restauration de notre patrimoine !
Je me promets de visiter Flécheres dès que je le pourrai!
En effet, Cormatin petite merveille aussi !
Ne manque-t-il pas un propriétaire dans votre récit ?
Lequel ?
Une bien jolie découverte dans une région magnifique. Merci infiniment
Merci à vous !!
bonsoir, merci beaucoup pour cet article passionnant sur le Château de FLECHERES que je connaissais de nom puisqu’il se trouve à 40 kms de chez moi. J’avais prévu d’y aller en « visite guidée » mais hélas au dernier moment j’ai du renoncer suite à un problème de santé…Votre lecture n’a fait que « raviver mon intérêt » pour ce monument et dès que la situation le permettra je me renseignerai à nouveau sur les possibilités d’accès…Un moment culture passionnant et encore merci à vous. Cordialement Chantal PESTRE.
Il faudra ne plus trop tarder car les propriétaires actuels vendent et qui sait qui deviendra acquéreur ensuite ? Et pour en faire quoi ?