Nous sommes en 1314 et jamais le roi de France Philippe IV n’a été si puissant. Rien ne laisse présager l’affaire de la Tour de Nesle…
À quarante-cinq ans, le petit fils de Saint Louis, Philippe le Bel, est véritablement « empereur en son royaume », seul maître d’une monarchie qu’il centralise et dont il réaffirme la prééminence sur les vassaux.
Morte en 1305, sa tendre épouse Jeanne de Navarre a assuré la dynastie en lui donnant trois fils : Louis de Navarre, Philippe de Poitiers, et Charles de la Marche. Afin de renforcer encore la puissance capétienne, Philippe le Bel met en œuvre une habile politique matrimoniale pour ses fils. Il ne va pas chercher des étrangères, comme il est généralement d’usage, mais trois jeunes filles elles aussi descendantes de Saint Louis : Marguerite de Bourgogne, fille de Robert II de Bourgogne et d’Agnès de France, et ses cousines Jeanne et Blanche de Bourgogne, filles de Mahaut d’Artois.
Louis épouse Marguerite en 1305, Philippe est unie à Jeanne en 1307, et Charles à Blanche en 1308. Le royaume tout entier attend que les trois belles-sœurs donnent au roi de France une ribambelle de petits-enfants. Mais les jeunes femmes, d’humeur trop libre et trop joyeuse, ne vont pas se satisfaire longtemps de l’austérité qui règne à la Cour de France, et déclencher le scandale le plus retentissant du règne de Philippe le Bel.
Des princesses romantiques faites pour l’amour
Sentant la mort le guetter, Philippe le Bel constate avec dépit que ses brus préfèrent batifoler et s’amuser comme elles l’entendent plutôt que de veiller à lui assurer une descendance. C’est que les trois jeunes femmes ne sont pas faites pour la vie de rigueur absolue prônée par Philippe le Bel : on ne lui connaît aucune liaison du vivant de sa femme, à qui il reste fidèle même dans la mort, et il abhorre tout ce qui touche au libertinage, de près ou de loin. Les trois princesses ne l’entendent pas de cette oreille : les moins sages sont Marguerite et sa cousine Blanche.
Marguerite, cette princesse de noble ascendance, est décrite par ses contemporains comme étant dotée d’une beauté peu commune, d’un esprit vif et d’une sensualité arrogante.
D’allure royale, conquérante, elle aime profondément la vie et considère son mari avec un air de défi.
La jeune épouse s’ennuie-t-elle à la Cour ? Certainement. Il semble en outre que sa vie conjugale ne la satisfasse guère. On parle de mésentente dans le couple, les caractères incompatibles de Marguerite et de Louis sont en perpétuel affrontement.
Blanche quant à elle, mariée à Charles très jeune (12 ans), se languit auprès de cet époux un peu falot. On la dit d’une grande beauté, bonne vivante, riant volontiers d’un rien, ignorant le lendemain. Plus jeune, plus influençable, elle va suivre Marguerite sur la pente dangereuse de l’adultère…
Pour l’instant, les deux sœurs et leur cousine sont les égéries de Paris. Elégantes, rieuses, on les aime : elles font souffler un vent de gaieté, de jeunesse et de charme à la Cour de France.
Chez les princesses, on fait de la musique, on écoute des vers ; les marchands d’étoffes rares, de parfums précieux trouvent chez elles un accueil empressé. Dans les sombres salles voûtées du palais de la Cité, les modes nouvelles prennent naissance : les trois jeunes femmes n’hésitent pas à se montrer audacieuses, portant des robes qui s’ouvrent jusqu’à la hanche, au rythme de la démarche.
Le roi Philippe jauge ces extravagances de son regard sévère et froid. Mais il faut bien que jeunesse se passe : il ne réprimande pas. Encore faut-il que ces jolies filles ne franchissent pas certaines limites. Tête baissée, elles se précipitent dans la tragédie.
Marguerite et sa cousine Blanche prennent pour amants deux frères : Gautier et Philippe d’Aunay, beaux comme des Apollons, chevaliers de la maison du roi. Elles voient en secret leurs amants dans la tour de Nesle, protégées par Jeanne. Calme, douce et plus sage, celle-ci ne prend pas le risque de les imiter, mais elle se compromet dangereusement en les couvrant. Les amours des princesses vont durer deux ans et demi.
La tour de Nesle, nommée à l’origine « tour Hamelin », est élevée sur la rive gauche de la Seine, face à la tour du Louvre. Toutes deux font partie des quatre grandes tours de l’enceinte que Philippe-Auguste a fait construire à partir de 1214 pour protéger Paris. Ronde et massive, celle de Nesle, de près de 25 mètres de hauteur, prend rapidement le nom de l’hôtel de Nesle construit à proximité. C’est dans cet hôtel que vivent les trois princes et leurs épouses respectives.
Isabelle, fille du roi : celle par qui le scandale arrive
Depuis un certain temps, les mauvaises langues de la Cour chuchotent sur le « dévergondage » des princesses. Sans preuve. Dès qu’une femme est jolie, coquette, elle se voit accusée de péché par les jalouses. Rien ne vient étayer ces accusations, et les princesses poursuivent leur joyeuse vie avec insouciance. La visite à Paris du roi d’Angleterre Edouard II au début de l’année 1314, sonne le glas des beaux jours. En effet, il est accompagné de sa femme Isabelle de France, la fille de Philippe le Bel, qui serait à l’origine de la découverte de l’adultère des princesses.
Quelques mois plus tôt, Isabelle aurait offert à ses deux belles-sœurs Marguerite et Blanche, deux précieuses aumônières richement brodées. Quelle surprise de les découvrir à la ceinture de deux seigneurs faisant partie du cortège venu la recevoir ! Pareil cadeau cache quelque chose d’inavouable, c’est certain…
On peut, dans le cas où cette histoire d’aumônières est véritable, reconstituer facilement les évènements. Lorsque la reine d’Angleterre réunit les preuves de la culpabilité des jeunes femmes, sa colère éclate. Ainsi, ce que l’on murmure est vrai : la Cour de France abrite les princesses de la débauche ! Deux raisons qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre la poussent à réagir si violemment. Son propre mariage est un échec total : Edouard II est homosexuel, ne s’intéresse absolument pas à sa femme. Son statut de princesse de France ensuite ne lui permet pas de laisser passer pareille offense.
C’est sa fierté blessée de princesse orgueilleuse, fille de Philippe le Bel, mais aussi l’inconsciente jalousie d’épouse frustrée, face au spectacle irritant de femmes physiquement comblées, qui la poussent à l’intransigeance.
Isabelle aurait ensuite demandé audience au souverain son père, qui réside alors au château de Maubuisson, près de Pontoise, demeure qu’il affectionne car elle le tient loin de la ville. Après avoir entendu la stupéfiante accusation d’Isabelle, Philippe fait procéder à une enquête secrète. Elle confirme en tous points la triste réalité : Marguerite a pour amant Philippe d’Aunay, Blanche son frère Gautier, et Jeanne, par sa simple présence, s’est faite la complice bienveillante de sa sœur et de sa cousine.
Le roi hésite. La situation est grave mais que faire ? En punissant les coupables, il fait éclater le scandale, ce scandale qui éclaboussera non seulement la famille royale mais la monarchie dans son ensemble. En ne les punissant pas, il prend le risque de mettre en doute la légitimité de ses petits-enfants présents et futurs. Philippe le Bel ne peut tolérer pareille offense. La justice implacable du roi de Fer s’abat sur les princesses adultères et sur leurs complices. De nuit, au début de cette année 1314, sont arrêtées Marguerite, Jeanne et Blanche de Bourgogne. Elles apprennent aussitôt que les frères d’Aunay gémissent déjà sous l’atroce torture de la question.
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Des châtiments exemplaires pour punir l’adultère
Gautier et Philippe tiennent bon, mais le bourreau redouble de raffinement : rarement corps souffrirent autant que ceux des malheureux chevaliers. Plus mort que vif, brisé par la douleur, Philippe avoue être l’amant de la princesse Marguerite. Gauthier n’est pas long à en faire autant : oui, il retrouvait Blanche dans la Tour de Nesle ! Les princesses, qui ont nié, s’écroulent sous le poids effrayant des aveux : l’une et l’autre, dans les sanglots, reconnaissent l’adultère. Seule Jeanne continue de protester, et pour cause ! Elle n’est pas coupable, et exige de voir le roi. Philippe le Bel la reçoit, déclare qu’elle peut se défendre devant le tribunal qu’il lui réserve. En attendant, il la fait tout de même enfermer au château de Dourdan…
En revanche, nulle pitié pour Marguerite et Blanche. Elles sont jugées et condamnées à l’emprisonnement à vie. Dépouillées de leurs riches toilettes, tondues (châtiment réservé aux femmes adultères), vêtues de bure, elles sont conduites, dans un chariot, au cachot des Andelys. Il reste à punir publiquement les chevaliers d’Aunay.
La torture ne leur a laissé que le souffle, vient le jour du dernier supplice.
Rien ne leur est épargné : ils sont émasculés, écorchés vifs, décapités puis pendus au gibet par les aisselles (ou par les pieds, selon les sources… !). Quelques valets accusés de complicité sont également sacrifiés. La cruauté de la punition étonne l’opinion, qui reste confondue devant tant de barbarie. Si le peuple a l’habitude de ces pratiques, il trouve néanmoins le châtiment bien sévère pour une faute, qui, d’ordinaire, n’appelle pas tant de violence.
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C’est mal mesurer les conséquences d’un tel comportement adultère. Au-delà de l’affront fait à la famille royale, ce crime est une atteinte aux institutions du royaume plus encore qu’à la morale : il met tout simplement en péril la dynastie capétienne. Quelle serait la légitimité d’un futur souverain dont on peut mettre en doute la royale paternité ? Ce n’est pas l’arrestation des princesses et l’exécution des frères d’Aunay qui va empêcher la branche aînée des Capétiens de s’éteindre, mais cela, Philippe le Bel ne le sait pas et ne le saura jamais.
La mort opportune de la princesse Marguerite
Le 29 novembre 1314, le roi de Fer s’éteint : Marguerite et Blanche sont alors transférées à Château-Gaillard, un véritable château de guerre transformé en prison froide, humide et austère.
Louis X le Hutin monte sur le trône, mais il est encore marié avec Marguerite de Bourgogne : une reine de France croupit dans un cachot ! Cette situation ne peut pas durer, d’autant que le nouveau monarque souhaite la répudier au plus vite. Or, l’adultère n’est pas estimé par l’Eglise comme un motif suffisant pour annuler un mariage.
Voici que Marguerite meurt subitement. Mort naturelle ou assassinat ? Il est vrai que la princesse, considérée comme la plus coupable car épouse de l’héritier du trône, était isolée dans une geôle ouverte à tous les vents au sommet de la tour de Château-Gaillard : elle serait morte, dit-on, d’une pneumonie. Du moins officiellement.
D’autres sources rapportent qu’elle serait morte étranglée sur ordre de Louis X, qui souhaitait s’en débarrasser au plus vite pour convoler avec Clémence de Hongrie.
Il est vrai que cette mort opportune tombe tout de même à point nommé. Après à peine un an passé dans sa cellule, Marguerite disparaît, emportant avec elle les mystères de sa mort. Une légende raconte qu’elle aurait survécu. Sa puissante famille l’aurait « exfiltrée », et elle aurait vécu en cachette au château de Couches, mourant en 1333 et non en 1315.
Des écrits troublants l’attestent, mais les preuves historiques semblent manquer.
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Jeanne : la princesse rescapée devient reine de France
Jeanne, de son côté, croupit toujours au château de Dourdan. C’est une femme intelligente, cultivée, et son union avec Philippe semble heureuse. Si elle n’a pas trahi son époux, elle n’a pas non plus voulu dénoncer sa sœur et sa cousine, elle s’est donc compromise avec elles. Lors du procès, quand Marguerite et Blanche avouent leurs fautes, elle n’est accusée que de complicité. Sa mère Mahaut d’Artois finit par intervenir pour la disculper.
Philippe, son époux, envisage un instant de la répudier, mais il doit alors rendre la Franche-Comté, puissant fief apporté en dot. « Il songe alors que son « honneur conjugal » ne vaut pas cette perte. » Et puis, sa petite Jeanne, il l’aime bien…. Il finit par obtenir de son frère Louis le Hutin, non sans mal, sa libération. Le 25 décembre 1314, Jeanne de Bourgogne, reconnue innocente, est acquittée par un arrêt du Parlement. Après huit mois d’emprisonnement, elle sort à Noël et retrouve sa place à la Cour.
A la mort de Louis X le Hutin, Philippe de Poitiers monte sur le trône sous le nom de Philippe V le Long. Jeanne devient reine de France, elle est sacrée à Reims avec son époux le 9 janvier 1317 et demeure à ses côtés tout au long de son règne. Un règne assez bref, puisque Philippe V succombe en 1322. De cette union sont issus sept enfants : seules quatre filles survivent. Une fois de plus, un roi meurt sans descendance mâle…
Dame de cœur et de culture, Jeanne fonde par testament le collège de Bourgogne, et fait preuve de bienveillance envers son cher comté de Bourgogne. Elle a en outre reçu, de son mari, l’hôtel de Nesle et la tour qui a tant scandalisé la France. Devenue veuve, elle s’y retire et y habitera durant dix ans : le lieu ne manque pas de souvenirs ! C’est là qu’elle décède en 1329, à l’âge de 37 ans.
La longue pénitence de la princesse Blanche
Si Marguerite meurt à Château-Gaillard un an après son entrée dans la prison, il n’en va pas de même pour Blanche. Son traitement est moins cruel : elle est considérée comme moins coupable que Marguerite. Après la mort de sa cousine, la jeune fille, âgée de dix-neuf ans, va rester encore dans son cachot huit longues années, seule et désespérée.
Entre-temps, Charles IV est devenu roi, en 1322. Il n’a aucune pitié pour son épouse. Il ne lui pardonne pas l’adultère et la triste réputation qui en résulte. Conscient d’être le dernier Capétien et soucieux de laisser sur le trône un héritier, il demande au pape l’annulation de son mariage. Comme l’adultère n’est pas recevable, c’est au motif de consanguinité que l’alliance est dissoute. Il ne s’agit pas de parenté proche mais de parenté spirituelle : Mahaut d’Artois, mère de Blanche, n’est-elle pas la marraine de Charles IV ? L’Eglise réprouve l’union avec les enfants de ses parrains ou marraines. Le 19 mai 1322, le pape Jean XXII prononce la dissolution du mariage, et la jeune femme accepte de bon gré l’annulation. Théoriquement libre, Blanche est transférée au château de Gavray, en Normandie. Elle n’en sortira que pour entrer au couvent dans l’abbaye de Maubuisson où elle finira ses jours dans la pénitence.
Un amour de jeunesse, éphémère, aura scellé le destin de cette jeune femme écervelée et inconséquente. Elle paya bien cher l’influence qu’exerçait sur elle sa cousine Marguerite. Celle qui aurait pu prétendre au trône aura perdu, dans les bras de Gautier d’Aunay à la Tour de Nesle, la liberté, l’amour et enfin sa vie. Blanche de Bourgogne décède au couvent en 1326, âgée de 30 ans.
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Sources
♦ Larousse « Les documents de l’Histoire » : reines et favorites de France
♦ les rois de France : Le Grand Atlas
♦ Collection Atlas « rois de France » : Les rois maudits et Philippe le Bel, le roi de Fer
Une histoire très touchante et captivante …
Merci Marie
Merci pour le commentaire 😉
Une histoire incroyable et tellement bien racontée. Merci mille fois <3
Merci à vous 🙂
J’ai lu » Les Rois maudits » de Francis Druon 2 fois. J’ai adoré. Et j’ai encore appris des choses avec votre article. Merci, merci, merci !!!
La saga Les Rois maudits est de Maurice Druon 😉 En effet ce sont des très beaux romans, qui respectent tant que possible l’histoire !
Marguerite et Blanche ne sont quand même pas très malignes d’avoir offert à leurs amants un cadeau de leur belle-sœur qui les détestait .
Je vais me montrer cruelle mais elles ont offensées leurs époux, le futur roi Louis X , la monarchie et la dignité royale … Le traitement est dur mais à la mesure de la faute . Par contre les amants ont subi un sort horrible.
J’ai lu ‘le rois maudits’ et cet est un très bon résumé. Merci beaucoup!
Superbe saga !
Quel plaisir de vous lire à chaque fois! Merci
Merci ravie de vous compter parmi mes lecteurs 🙂
J’ai adoré Les rois maudits livres et films
Je ne vous connaissais pas. De mon côté fervente de l’Histoire de notre France j’avais connu cette affaire par mon prof. d’Histoire et je suis ravie que votre récit rejoigne celui que j’avais appris.
Avez vous quelques chose sur Fersen et Marie-Antoinette ? Il y a du nouveau parait-il, des lettres déchiffrées ?
Merci de m’avoir fait revivre mes souvenirs scolaires.
Gisèle, 82 ans.
Bonjour Gisèle, merci pour votre commentaire ! Concernant Marie-Antoinette et Fersen, je n’ai pas lu le dernier livre d’Evelyne Lever sur le sujet, vous trouverez certainement la réponse à votre question
Les rois maudits étaient ma lecture de chevet.Qu’est ce que j’ai aimé ça!Sans parler de la série télé qui réunissait de grands acteurs.Je me souviens tout particulièrement de JeanPiat dans le rôle du comte d’Artois.Il était fabuleux.Dommage qu’il n’existe plus ce genre de série historique.Heureusement que l’on vous a