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Molière et Louis XIV

Molière et Louis XIV, formidable duo politique et artistique

En cette année particulière, nous célébrons les 400 ans de Molière ! Une occasion rêvée pour moi de compléter ce mois de mars consacré au théâtre dans le Cabinet Secret de Plume d’histoire par un article gratuit entièrement dédié à cette grande figure de l’art dramatique, et plus particulièrement aux relations étroites qu’entretenaient Molière et le roi Louis XIV. C’est le moment aussi de vous parler de la belle exposition montée à l’Espace Richaud Versailles, qui retrace avec originalité la vie de notre célèbre auteur et comédien, et s’intéresse ensuite à son étonnante gloire « post-mortem ».

Une exposition organisée par la Mairie de la ville de Versailles avec la collaboration des équipes du musée Lambinet, sous la direction de Martial Poirson, professeur à l’université de Paris 8 et spécialiste de Molière.

Célébrer le quatre centième anniversaire de Molière à Versailles m’est apparu comme une évidence […]  Dénonciateur des vices de son temps, d’une médecine balbutiante, d’une religion sclérosée, d’ambitions nobiliaires et culturelles ridicules, l’oeuvre de Molière ne peut se comprendre sans l’éclairage et la connaissance des moeurs de la Cour de Versailles. Et c’est dans cette même ville que […] sa rencontre avec le jeune Louis XIV, ce tout-puissant monarque, lui permit d’établir un fort lien personnel, le génie de l’un servant la gloire de l’autre et réciproquement. 

François de Mazières, maire de Versailles – Catalogue de l’exposition Molière : La fabrique d’une gloire nationale)
400 ans de Moliere - Exposition Espace Richaud La fabrique d'une gloire nationale
400 ans de Molière – Exposition Espace Richaud La fabrique d’une gloire nationale

De Jean-Baptiste Poquelin à Molière

Jean Poquelin (Baptiste sera accolé plus tard) naît le 15 janvier 1622 à Paris dans une famille de tapissiers. Dès sa naissance, son destin semble lié à la Cour : son père exerce la charge très prestigieuse de « tapissier valet de chambre du roi » Louis XIII, un titre qui donne un accès direct au monarque et ne demande que trois mois de travail par an : il veille à l’entretien des meubles, tissus et tapisseries de la chambre royale.

Le fils Poquelin grandit entre le Louvre et les Halles. Il bénéficie d’une éducation soignée, sans doute la meilleure du temps, dispensée chez les jésuites du Collège de Clermont, aujourd’hui Lycée Louis-le-Grand. C’est là qu’il se frotte pour la première fois à l’art théâtral, vu comme un entraînement à la rhétorique. 

Pourtant, l’Église catholique […] condamne toute pratique profane du théâtre et jette l’anathème sur les comédiens, leur imposant l’excommunication, au nom de la morale : ces derniers, en exprimant contre rémunération, par leur corps et leur voix, une situation feinte, n’entrent-ils pas en concurrence avec le Créateur ? 

Molière : La fabrique d’une gloire nationale

Alors qu’il a déjà un pied à l’étrier pour devenir un homme de Cour cultivé et en jouer pour monter dans la hiérarchie, c’est un autre type de jeu qui intéresse Jean-Baptiste. « Au mépris de toute stratégie de réussite sociale », il choisit d’embrasser la carrière d’acteur. Un nouveau statut qui lui donne aussi peu de droits… qu’une prostituée !

Le 30 juin 1643, âgé de 21 ans, le jeune Poquelin signe un contrat d’association avec dix comédiens, dont trois frères et soeurs, Joseph, Geneviève et Madeleine Béjart, qui donneront naissance à une véritable « dynastie » d’acteurs. La jeune troupe talentueuse, baptisée l’Illustre-Théâtre, se lance avec ambition dans des représentations parisiennes de « pièces sérieuses » qui connaissent un réel succès. La troupe attire l’attention de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, qui la prend sous sa protection et ouvre aux acteurs les portes des plus prestigieuses demeures aristocratiques. 

Malheureusement, la troupe de Jean-Baptiste Poquelin (qui prend à cette époque le nom de Molière, fictive seigneurie de son lieu de naissance) connaît ses premiers déboires.

En dépit de ce brillant lancement et de cette reconnaissance immédiate, la troupe connaît des difficultés financières. Les lourds investissements d’équipement de deux salles de spectacle en à peine deux ans (le Jeu de paume des Métayer, puis le Jeu de paume de la Coix-Noire), les frais engagés pour de somptueuses représentations, le remboursement des dettes contractées et la faiblesse des recettes de billetterie entraînent une inéluctable banqueroute.

Molière : La fabrique d’une gloire nationale

Trop audacieuse dans une capitale où la concurrence est rude (les théâtres de l’Hôtel de Bourgogne et de l’Hôtel du Marais ont le privilège royal), la troupe de l’Illustre-Théâtre fait faillite deux ans après sa création. Molière assume l’entière responsabilité financière et passe deux mois à la prison du Châtelet au début du mois d’août 1645. Son père l’en tire en acceptant de payer les dettes colossales de son fils, qu’il mettra de nombreuses années à rembourser. 

400 ans de Moliere - Exposition Espace Richaud La fabrique d'une gloire nationale
400 ans de Molière – Exposition Espace Richaud La fabrique d’une gloire nationale

Théâtre itinérant puis triomphe à Paris !

Désillusionné par ces débuts parisiens décevants, Molière part sillonner la province avec Joseph, Geneviève et surtout Madeleine Béjart, protégée par de puissants seigneurs et déjà célèbre pour son jeu exceptionnel. Et pendant ces treize années de représentations et de voyages à travers toute la France, le succès est au rendez-vous !

Jouissant de solides soutiens de famille, d’appuis nombreux parmi les élites régionales, d’un réseau dense de diffusion dans les châteaux, demeures et métropoles comme Lyon […], les comédiens de la troupe vivent dans une certaine opulence. Molière occupe rapidement les premiers rôles du répertoire, y compris tragiques.

Molière : La fabrique d’une gloire nationale

Le plus puissant protecteur de la troupe, avec lequel Molière entretient personnellement d’excellentes relations, est Armand de Bourbon-Conti qui « règne » sur une grande partie du sud de la France. Le prince ouvre très largement les cordons de sa bourse à Molière et aux Béjart, les invitant à assurer les divertissements des grands évènements publics et des séjours aristocratiques provinciaux, notamment dans son château de la Grange-des-Prés.

En 1656, le prince de Conti se convertit au catholicisme. Le voilà obligé de se détacher totalement du théâtre. L’argent, de nouveau, va être difficile à trouver. Mais la troupe est désormais réputée dans toute la France. Molière, surtout, s’est illustré plus que les autres. Sans avoir un plan précis de lutte en tête, Molière sent désormais que pour acquérir une certaine liberté dans l’exercice de son génie, il lui faut des appuis en haut lieu. Bouillonnant d’ardeur, de projets et de talents, il revient à Paris. Au diable les catholiques qui lui ont ravi Conti ! Il trouve d’autres protecteurs, à commencer par Philippe d’Anjou, futur Philippe Ier d’Orléans. Le prince donne accès gratuitement à Molière et à sa troupe au théâtre du Petit-Bourbon qui lui appartient.

Nous sommes en 1658 et Molière est âgé de 36 ans. C’est là que commence sa fulgurante carrière d’auteur. S’il n’a écrit que deux comédies depuis ses débuts en 1643, pendant les quinze prochaines (et quinze dernières) années de sa vie, il monte 95 pièces et écrit une trentaine de comédies ! Des oeuvres souvent ambitieuses qui conquièrent rapidement le public parisien après avoir séduit la province. Les Précieuses ridicules (1659) est un immense succès !

Forçant le trait d’une forme de snobisme, il s’assure le rire de connivence de l’élite lettrée, prompte à se désolidariser de cette affectation de préciosité. Se démarquant de la recette à succès de la farce, Molière opère une véritable révolution littéraire qui stupéfie ses contemporains : il invente un comique burlesque fondé sur le choc des registres de langue, le décalage entre le geste et la parole, tout en puisant dans la culture galante un vaste champ métaphorique sur lequel il renchérit, multipliant les néologismes incongrus et les périphrases grandiloquentes afin de rendre ridicules les fausses prétentions et faux-semblants.

Molière : La fabrique d’une gloire nationale

La troupe est désormais invitée à produire les pièces de Molière dans les hôtels particuliers des ministres, des financiers et des artistes à la mode. Prémices de la faveur royale, le dramaturge est demandé par Nicolas Fouquet à Vaux-le-Vicomte en 1661. Pour la grande soirée donnée en l’honneur du monarque par le Surintendant des Finances (qui est proche de la disgrâce), Molière imagine Les Fâcheux, une « critique mordante des courtisans » écrite et montée en quinze jours !

Portrait de Moliere par Pierre Mignard
Portrait de Molière par Pierre Mignard

Molière à Versailles : le maître des festivités royales

Dès l’année 1660, Molière récupère sa charge de « tapissier de la chambre du roi ». Le roi, c’est Louis XIV, un monarque jeune et fougueux avide de faire ses preuves. Comme le souligne à merveille l’historien Pascal Torres, Louis XIV connaît, durant les premières années de son règne personnel, « un véritable complexe d’Alexandre le Grand. » Il veut imposer son autorité en émerveillant la Cour par des festivités et des divertissements grandioses dont on parlera dans le monde entier.

Au coeur de cette « esthétique du grand spectacle visant la sidération du public », le théâtre tient une place prépondérante. Soumis à la tutelle du monarque qui s’en sert pour faire passer des messages en cohérence avec sa stratégie politique, c’est un art indispensable au rayonnement du Roi-Soleil.

L’entente entre Louis XIV et Molière est instinctive. Le roi en quête de légitimité trouve chez le dramaturge (qu’il pensionne avec générosité) toute l’imagination et l’audace nécessaires à sa politique de grandeur. Il ne tarde pas à faire de Jean-Baptiste son nouveau maître des cérémonies des fêtes royales. Molière invente ainsi, en connivence avec Lully, le concept de comédie-ballet ! Cet assemblage de théâtre, de danse et de musique permet au roi de déployer ses talents (Louis XIV est un excellent danseur) et de moduler à l’envie la mise en scène et les chorégraphies en fonction des messages qu’il souhaite faire passer pour éblouir les courtisans et les ambassadeurs.

Au fil des années, les créations « moliéresques » s’enchaînent : Le Mariage forcé (1664), La Princesse d’Élide (1664), Les Amants magnifiques (1670), Le Bourgeois gentilhomme (1670), Psyché (1671), La Comtesse d’Escarbagnas (1672)… Ce monde « mêlant merveilleux mythologique, féerie biblique, intrigue galante, péripéties romanesques, machines et effets spéciaux » offre l’opportunité unique à Molière de déployer son génie créatif tout en comblant la soif d’extraordinaire qui tenaille de plus en plus intensément Louis XIV au cours des décennies 1660 et 1670. 

Protégé par ce monarque en passe de devenir le plus puissant roi du monde, Molière est habité par un intense sentiment de délivrance. Une forme d’apaisement… qui s’apparente à la liberté ! Louis XIV, dont la sincère sensibilité aux arts le rapproche personnellement de son artiste, ne lui offre-t-il pas le droit de rester lui-même, avec toute la franchise de ton qui le caractérise ? 

La protection du Roi-Soleil devient déterminante lorsque Molière doit subitement combattre « les cuistres, les pédants, les précieux et les cafards ». En somme, quand il doit s’élever contre « la puissante cohorte de ses détracteurs » !

La Princesse d'Elide donnee pour les Plaisirs de l'Isle enchantee (avant le Tartuffe) dans les jardins de Versailles en 1664
La Princesse d’Élide donnée pour les Plaisirs de l’Isle enchantée (avant le Tartuffe) dans les jardins de Versailles en 1664

L’École des Femmes (1662) lance les hostilités 

Au premier rang des détracteurs les plus virulents de Jean-Baptiste Poquelin figurent les dévots. Ce sont eux, d’ailleurs, que le dramaturge prend le plus de plaisir à humilier. Ne manifestant pas trop ouvertement sa jubilation, Louis XIV se délecte pourtant des coups portés à ces insupportables parasites qui s’opposent à sa volonté de magnificence et de sensualité ! 

Car dans le théâtre qu’est la Cour, deux conceptions du pouvoir s’affrontent. La rigidité morale du parti des dévots, qui s’agrippe à la reine mère Anne d’Autriche de plus en plus tournée vers Dieu, heurte de front la personnalité du jeune Louis XIV, ses goûts artistiques, ses envies de grandeur et ses désirs de jouissance personnelle. 

Au lendemain de l’École des Femmes (1662), les vraies hostilités s’engagent. La grande réussite de cette comédie en cinq actes auprès du roi et du public allume des inquiétudes. « Des spectres noirs commencent à palpiter dans la pénombre », s’indignant de cette critique à peine voilée de l’éducation que les dévots prodiguent aux femmes et à la morale rigoriste à outrance qu’ils imposent à tout mariage chrétien.

La Critique de l’École des Femmes que Molière rédige en août 1663 pour sa défense est dédiée à la reine mère Anne d’Autriche. Il espère la convaincre de l’innocence de ses pièces et la ranger dans son camp : 

Je me réjouis de pouvoir encore obtenir l’honneur de divertir Votre Majesté ; Elle, Madame, qui prouve si bien que la véritable dévotion n’est point contraire aux honnêtes divertissements ; qui, de ses hautes pensées et de ses importantes occupations, descend si humainement dans le plaisir de nos spectacles et ne dédaigne pas de rire de cette bouche dont Elle prie si bien Dieu.

Hélas ! Devenue bigote à l’excès et souffrant d’un cancer du sein qui ne va pas tarder à lui être fatal, Anne d’Autriche est une lourde déception pour le dramaturge : elle ne le soutient pas et choisit le camp des dévots. 

Molière ne se laisse pas décourager. Au contraire. Il se régale du surcroit de popularité que lui apporte ce scandale. On parle de lui dans tous les salons et les auteurs publient leurs propres critiques de l’École des Femmes. Alors, pour ou contre ? Les troupes rivales vont jusqu’à monter des pièces attaquant la vie privée de Molière, jugée immorale. Le dramaturge réplique alors avec une pièce géniale : l’Impromptu de Versailles offre « une mise en abime de sa propre activité théâtrale. »

« Il implique habilement son protecteur, puisque la pièce est jouée devant le roi comme si on attendait son arrivée imminente » alors que Louis XIV est assis parmi les spectateurs et observe la pièce, au milieu de sa Cour, d’un oeil bienveillant.

Détaché d’une polémique dont il sort grandi, Molière poursuit son travail d’écriture et ne tarde pas à se laisser de nouveau happer par le démon de la satire ! Il est cependant loin de prévoir les remous que va susciter sa nouvelle pièce.

L'impromptu de Versailles de Moliere - estampe de 1684
L’impromptu de Versailles de Molière – estampe de 1684

Louis XIV, Molière et les dévots : la bataille du Tartuffe (1664) 

Le scandale de l’École des Femmes à peine apaisé, Molière termine son Tartuffe. Cette pièce dénonce les impostures de ce personnage prénommé Tartuffe, un dévot qui se repaît d’hypocrisie et de faux-semblants. Jouant de bonne grâce le rôle de confident en même temps que celui de mécène, Louis XIV a la primeur du travail de Jean-Baptiste. Après avoir lu avec attention les meilleurs passages de l’oeuvre, le roi donne l’autorisation pour la représentation.

Immédiatement, avant même de l’avoir vue jouer, les dévots jettent l’interdit contre la pièce et empêchent sa représentation publique. Louis XIV décide de passer outre. Les trois premiers actes de la pièce sont joués le 12 mai 1664. Il s’agit de l’avant-dernière journée des Plaisirs de l’Île enchantée, des festivités offertes dans le parc de Versailles et officieusement dédiées à Louise de La Vallière (j’en ai largement retracé les splendeurs dans un récit grand format réservé aux membres du Cabinet Secret !) Il faut alors que Louis XIV soit prêt à tout pour satisfaire son artiste impatient et lui offrir l’opportunité de jouer sa pièce, car rien n’est plus saugrenu que de faire surgir les personnages de Tartuffe au milieu des cavalcades de danseurs en costumes mythologiques !

Si le premier et le deuxième actes n’ont rien de répréhensible, le troisième déverse une cascade de critiques anticléricales. Dans la scène II de cet acte III, Tartuffe dit à Dorine : 

Ah, mon Dieu, je vous prie, 

Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir

[…] Couvrez ce sein que je ne saurais voir :

Par de pareils objets les âmes sont blessées, 

Et cela fait venir de coupables pensées.

Dorine repousse alors Tartuffe « en quelques vers dont l’humour perce le coeur du dévot telle une dague assassine » :

“Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :

Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte,

Et je vous verrais nu du haut jusques en bas, 

Que toute votre peau ne me tenterait pas.

Encore Molière et Louis XIV ont-ils souhaité limiter le scandale en épargnant aux oreilles des dévots ces quelques vers de l’acte IV qui n’est pas joué :

Le ciel défend, de vrai, certains consentements ; 

Mais on trouve avec lui des accommodements.

Selon divers besoins il est une science

D’étendre les liens de notre conscience

Et de rectifier le mal de l’action

Avec la pureté de notre intention

Nicolas Andre Monsiau - Moliere lisant sa comedie du Tartuffe chez Ninon de Lenclos (XIXe siecle)
Nicolas André Monsiau – Molière lisant sa comédie du Tartuffe chez Ninon de Lenclos (XIXe siècle)

Malgré l’absence du quatrième acte, l’assaut est aussitôt lancé. Dès le lendemain paraît un violent pamphlet intitulé : Le Roy glorieux du Monde. Molière est qualifié de « démon de chair habillé en homme » et suggère l’idée de le brûler vif ! Choqué par des propos d’une telle noirceur, Molière court à Fontainebleau pour se plaindre au monarque. La coterie des dévots, avec pour chefs de file la reine mère Anne d’Autriche et l’archevêque de Paris, est un puits sans fond d’indignation et de mépris.

Molière ne se laissant pas faire, la querelle n’envenime. Jean-Baptiste ne comprend pas que la représentation de la pièce soit encore différée. Il se permet alors d’écrire au roi : 

Sire, le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que, dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle ; et, comme l’hypocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux, j’avais eu, Sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites, et mît en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique. […] Cependant toutes mes précautions ont été inutiles. On a profité, Sire, de la délicatesse de votre âme sur les matières de religion, et l’on a su vous prendre par l’endroit seul que vous êtes prenable, je veux dire par le respect des choses saintes. Les tartuffes, sous-main, ont eu l’adresse de trouver grâce auprès de Votre Majesté ; et les originaux enfin ont fait supprimer la copie, quelque innocente qu’elle fût, et quelque ressemblante qu’on la trouvât.

En vérité, Louis XIV n’a pas abandonné son dramaturge et peut difficilement faire mieux que l’attitude qu’il adopte alors. Sans taire ses sentiments à l’égard des rigoristes qu’il méprise encore à cette époque de sa vie, heurter de front et publiquement l’Église catholique sur laquelle repose la Monarchie de droit divin n’est pas envisageable. Mais en ne démentant pas son soutien à Molière, qu’il continue à honorer de sa protection, il montre clairement où penche sa faveur. 

Moliere honore par Louis XIV - François-Jean Garneray (XIXe siecle)
Molière honoré par Louis XIV – François-Jean Garneray (XIXe siècle)

Molière et le roi : vers la construction du mythe Molière

Entre la première représentation tronquée du Tartuffe à Versailles en 1664 et la première représentation publique, près de cinq ans s’écoulent, du 12 mai 1664 au 5 février 1669. Cependant, fort de la relation privilégiée qu’il entretient avec Louis XIV, Molière garde toujours la tête haute et son imagination féconde ne cesse de produire des chefs-d’oeuvre durant toutes ces années de combat. 

En 1665, une mise en scène extraordinaire de soixante toiles peintes et six décors en perspective sur la scène du Palais-Royal inaugure en grande pompe Le Festin de Pierre ou l’Athée foudroyé. Cette apologie de l’inconstance qui rejette toute forme de soumission à une quelconque autorité est aussitôt attaquée par l’Église. Malgré le succès triomphal de sa première, il faudra attendre l’année 1682, longtemps après la mort de son auteur, pour la voir imprimée sous le titre Don Juan

Molière n’est pas encore mort cependant. Le Misanthrope (1666) et L’Avare (1668) poursuivent la série inaugurée par Tartuffe. C’est ensuite les médecins, deuxième cible favorite du dramaturge, qui deviennent son thème de prédilection. Dans des pièces toujours plus abouties, il tourne en dérision le corps médical ignare de son époque : L’Amour médecin (1665), Le Médecin malgré lui (1666), Monsieur de Pourceaugnac (1669) puis l’apothéose avec Le Malade imaginaire (1673). Bouclier efficace et protecteur infaillible, Louis XIV est le commanditaire de la plupart des oeuvres du dramaturge.

Du vivant de Molière, Psyché reste l’un des plus grands succès de la troupe (et du siècle) avec trente-huit représentations en juillet 1671. Aussi doué pour recruter des artistes et diriger les répétitions que pour négocier des lieux d’invitation ou de tournée et fidéliser des catégories très diverses de spectateurs, Molière s’éteint au sommet de la gloire le 17 février 1673, emporté par une fluxion de poitrine. 

Troisieme journee des Fetes Royales de 1674 : representation du Malade imaginaire dans les jardins de Versailles devant la Grotte de Thetis (estampe de 1676)
Troisième journée des Fêtes Royales de 1674 : représentation du Malade imaginaire dans les jardins de Versailles devant la Grotte de Thétis (estampe de 1676)

En 1680, Louis XIV ordonne au reste de la troupe de Molière, connue sous le nom de troupe de l’Hôtel de Guénégaud, de fusionner avec celle de l’Hôtel de Bourgogne. C’est la naissance de la Comédie-Française ! Déjà, la légende est en marche. 

La relation entre Louis XIV et Molière donne rapidement du grain à moudre à la peinture d’histoire qui devient l’un des puissants vecteurs de ce « mythe moliéresque » décortiqué par l’exposition de l’espace Richaud à Versailles.

L’homme de théâtre protégé par le roi mécène est l’une des grandes obsessions du XIXeme siècle. Les artistes produisent des tableaux grand format aux titres évocateurs : Louis XIV donnant à Molière la permission de faire représenter le Tartuffe (1819) de Jacques-Augustin Pajou, Molière honoré par Louis XIV (1824) de François-Jean Garnerey, Molière à la table de Louis XIV (1857) de Jean-Auguste-Dominique Ingres, Molière reçu par Louis XIV de Jean-Hégésippe Vetter, présenté au Salon de 1864, ou encore Louis XIV et Molière (1862) du peintre républicain Jean-Léon Gérôme. 

Ce déjeuner en face-à-face, avec tout le faste de cour, est impensable au regard du protocole de cour et les règles de l’étiquette. Il s’agit donc d’une pure fiction picturale, dont la portée iconique suggère une relation personnelle, voire intime entre le créateur et son protecteur. Elle est à double tranchant pour la reconnaissance et la légitimité de l’artiste, puisqu’elle accrédite aussi bien l’image du favori d’un roi connu pour son goût sûr et sa politique d’excellence artistique que celle du courtisan au talent dévoyé, inféodé à la gloire du monarque.

Molière : La fabrique d’une gloire nationale

De nombreux vides jalonnent la vie de Molière. L’absence de descendance, l’impossibilité de retracer de façon incontestable certains pans de son existence faute d’archives matérielles, ouvrent la voie à un véritable culte de la personnalité et à une vision fantasmée de l’artiste comme de l’homme. C’est cette fascinante fabrique d’une gloire nationale que l’exposition souhaitée par la ville de Versailles vous propose de retracer, depuis le XVIIeme siècle jusqu’à aujourd’hui ! Une analyse inédite et une vision peu étudiée de l’un des plus célèbres artistes de tous les temps. À voir jusqu’au 17 avril 2022 !

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Louis XIV et Moliere - Jean-Leon Gerome (XIXe siecle)
Louis XIV et Molière – Jean-Léon Gérôme (XIXe siècle)

Sources

Molière : la fabrique d’une gloire nationale (catalogue de l’exposition)

Les secrets de Versailles de Pascal Torres

Les cinq années de Tartuffe par Pierre Brisson, biographe de Molière

Cet article a 3 commentaires

  1. Bonjour,
    Il eut peut-être été utile d’écrire que Molière est mort bien avant l’installation de la cour de Louis XIV au château de Versailles en 1682. Les premières représentations de plusieurs de ses pièces ont été données au château de Saint Germain en Laye où le roi résidait et où les plus importants moments politiques et personnels de son règne eurent lieu. Les représentations à Versailles étaient sises dans les jardins alors que la résidence royale était encore en construction. Pardonnez ma loyauté à la ville royale de Saint Germain en Laye, remisée dans l’ombre en ce qui concerne Louis XIV qui pourtant y résida une très grande partie de sa vie, lui qui détestait le Louvre; l’endroit lui rappelant trop de mauvais souvenirs (la Fronde en particulier). Hormis ce petit « oubli », votre article est extrêmement intéressant, comme toujours d’ailleurs.

  2. Daniel

    Toute la vie d’un de nos plus grands écrivains fort bien retracée dans ce texte…qui pour ma part m’a rappelé le collège: les programmes de français étaient bien chargés et on est alors passé à côté d’une grande partie de son œuvre…
    Ce que vous avez très bien mis en valeur, c’est le courage de l’auteur qui mettait en avant de manière aussi directe et accessible les défauts de son époque, la virulence des dévots et de l’Eglise (on les appellerait aujourd’hui les « réactionnaires ») et entre les deux le Roi Soleil, amoureux du théâtre et particulièrement de celui de Molière, mais, émanation divine, devant modérer son enthousiasme!

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