Après vous avoir conté l’histoire de la célèbre cristallerie Baccarat, je me penche à présent sur sa grande rivale, la maison productrice du légendaire cristal Saint-Louis, qui appartient au groupe Hermes depuis 1995. Ce fleuron du patrimoine culturel et artistique français fait partie de ces ambassadeurs uniques de l’art de vivre à la française. Avec ses 450 ans de savoir-faire, elle se hisse au premier rang des plus anciennes cristalleries du pays !
Demeurée pendant plus de deux siècles aux mains de familles avisées et entreprenantes, la cristallerie Saint-Louis a traversé les guerres et les révolutions, établissant sa renommée sur tous les continents grâce à un renouvellement incessant… et éclatant !
Le nouveau cristal de France
L’année 1586 marque la fondation de la manufacture. Elle prospère alors dans une petite vallée encaissée dans la forêt des Vosges du nord en Lorraine, territoire riche d’une tradition verrière très ancienne. Le village de Müntzthal où elle s’implante offre une proximité avec les matières premières nécessaires à sa production : potasse extraite des cendres de fougères, sable issu du sol gréseux et bois coupés dans les forêts de Bitche. Située au coeur d’une région ravagée par des hordes de mercenaires suédois à la botte de l’impitoyable comte Ernst von Mansfeld pendant la guerre de Trente Ans (1618 – 1648), la manufacture est presque intégralement détruite !
Fort heureusement, Louis XV redonne un second souffle à la belle endormie. Au cours de l’année 1767, il autorise la reconstruction de la manufacture et la reprise de l’activité par ses propriétaires de l’époque, René Jolly et Pierre Ollivier, avocats à la Cour souveraine de Lorraine. La verrerie peut alors se glorifier du titre de « Verrerie royale ». Saint-Louis vient de voir le jour ! Pour marquer ce nouveau statut, le village est rebaptisé Saint-Louis-lès-Bitche, référence évidente au monarque mais aussi à la localisation de la manufacture.
Le rachat de la manufacture par deux associés brillants, François et Albert de Lasalle, est déterminant dans l’Histoire de Saint-Louis. Dans le courant des années 1775-1779, leur descendant François de Beaufort s’attèle à percer le mystère du cristal, dont la recette a déjà été découverte cent ans plus tôt en Angleterre par George Ravenscroft. Depuis la reprise de l’activité en effet, on ne cesse à Saint-Louis de rechercher la pureté et la lumière pour offrir aux commandes royales un verre d’exception… Beaufort fait aménager un four spécialement destiné à ses expérimentations. Au début des années 1780, c’est la consécration !
Le procès-verbal de l’Académie des Sciences en date du 12 janvier 1782 reconnaît que « la comparaison avec les pièces de cristal confirme la ressemblance parfaite à tous égards du nouveau cristal de France avec celui d’Angleterre ». Clarté, sonorité et pouvoir de réfraction caractéristiques du cristal le plus pur… François de Beaufort permet enfin à sa maison de rivaliser avec les productions outre-Manche. Après avoir été la première manufacture de verre, Saint-Louis devient la première cristallerie de France !
Le temps de l’essor pour le cristal Saint-Louis
Contrairement à Baccarat, qui connaît un coup d’arrêt pendant la Révolution jusqu’à devoir fermer ses portes en 1806, Saint-Louis continue à tourner. Malgré les difficultés de cette époque troublée, le propriétaire Aimé Gabriel d’Artigues sait s’entourer et la manufacture prospère grâce à sa production de cristal. Le directeur Jacques Seiler révèle de vrais talents de chef d’entreprise de 1797 à 1817. Les ventes croissent en effet sous le Consulat et l’Empire. Saint-Louis s’impose comme représentante de la cristallerie nationale aux Expositions de 1798, 1801 et 1806.
C’est d’ailleurs Aimé Gabriel d’Artigues qui rachète et ressuscite Baccarat après la Restauration, transformant à son tour la verrerie en cristallerie ! Une fusion entre Baccarat et Saint-Louis est envisagée mais le rapprochement se limite à un réseau de vente commun de 1832 à 1857. Chaque maison garde désormais ses spécificités… et sa clientèle.
Une explosion de cristal coloré dans l’art de la table !
Dès 1829, Saint-Louis se consacre exclusivement à la production du cristal (fournisseur officiel de la couronne !) et en 1836 apparaît une nouveauté qui va faire la renommée de la maison : le cristal coloré. Si le bleu roi est une teinte qui devient iconique pour la maison, elle offre un panel de nuances qui va du violet au vert chartreuse, en passant par le rouge, le rose améthyste, l’ambre ou le gris flanelle.
Saint-Louis fabrique tous les verres de couleur possibles à exécuter aujourd’hui. Les efforts dans ce sens y sont continuels. Saint-Louis, le premier, a fabriqué le Luft glass, qui nous rend les anciens verres de Venis, avec des fils d’émail entre-croisés dans la masse ; le Flecht glass, un verre filigrané à cannelures transversales dans lesquelles la lumière joue délicieusement ; les verres marbrés blanc et de couleur, de nouveaux verres filés, des imitations de fruits surprenantes, toutes choses qu’aucune verrerie n’avait présentées encore.
Le Monde illustré – 6 juillet 1865
Au milieu du XIXe siècle, Saint-Louis réussit à s’imposer comme l’une des plus grandes industries françaises. Elle embauche plus de 4 500 employés et ouvriers, sans compter les 300 bûcherons et voituriers qu’elle occupe une grande partie de l’année ! 4 grands fours de fusion, 6 machines à vapeur mises en branle par la force de 80 chevaux, de vastes magasins et des ateliers de fabrication un peu partout, de nombreux logements avec jardin… (Un peu comme la parfumerie Oriza L. Legrand qui connaît une expansion fulgurante à la même époque !) La manufacture est devenue une institution ! La presse vante sans relâche la qualité extraordinaire des pièces qui sortent des fours Saint-Louis et le talent des ouvriers :
Le Moniteur industriel – 15 novembre 1855
Il ne faut pas oublier que cette matière si éclatante et si douce au regard, et dont le grain délicat et pur l’emporte sur celui des minéraux les plus rares et les plus estimés, n’est fabriquée et exposée que par la cristallerie Saint-Louis ; seule jusqu’à présent elle a connu le secret d’une telle perfection.
Saint-Louis est aussi à l’origine d’un incontournable dans l’Art de la Table : le concept de service de verres, qui comporte plusieurs pièces à usage différent en fonction des breuvages ! Une évolution qui va de pair avec l’essor de la bourgeoisie. Ces services mêlent aux jeux de couleurs des tailles particulières : taille « diamant », « perles », « biseaux », « filets » ou encore « étoiles »…
Le plus ancien service Saint-Louis, référence de classicisme et de raffinement, est la ligne Trianon commercialisée en 1834, l’alliée indispensable de toutes les fêtes du XIXe siècle. En 1840, Saint-Louis réalise un ensemble de 850 pièces pour l’empereur du Brésil. Dans le service de verres en cristal se succèdent verres pour l’eau ou pour le vin, d’autres sont réservés au madère, certaines pièces restent spécifiques aux liqueurs…
La crise économique qui succède à la révolution de 1848 poussela cristallerie Saint-Louis à diversifier ses fabrications. On se met à produire des luminaires, des pièces de fantaisie et des bibelots comme les célèbres boules presse-papiers. Ces dernières sont un véritable coup de génie. Elles sont collectionnées par l’impératrice Eugénie, la reine Victoria, la princesse Murat et Oscar Wilde, puis encore au XXe siècle par Colette ou Jeanne Lanvin !
Le cristal Saint-Louis à la conquête du monde
Suite au rattachement de la Moselle à l’Allemagne dans les années 1870, le marché français se fait beaucoup moins accessible. Tandis que Baccarat regagne du terrain en France, Saint-Louis se tourne vers d’autres horizons. C’est l’époque des premières commandes extraordinaires, délirantes et époustouflantes !
Pour répondre à une demande croissante de riches commanditaires désireux de meubler leurs palais avec ce qui se fait de plus beau, Saint-Louis développe avec énergie sa branche « lustrerie ». En 1895, la manufacture termine la réalisation d’une pièce exceptionnelle, un candélabre géant de 4m15 constitué de 2 000 pièces de cristal et pesant plus d’une tonne… L’objet est expédié au roi du Népal. Il se trouve toujours aujourd’hui au Palais Royal de Katmandou, dans la salle du trône ! Saint-Louis en garde une réplique parfaite. Des candélabres sont aussi livrés au Vatican à la même époque.
Après les Années Folles qui voient l’éclosion de nouvelles collections aux lignes très féminines, puis un arrêt pendant la Première Guerre mondiale et de nouveaux quelques déboires en 1939-1945, la cristallerie Saint-Louis s’impose sur toutes les tables les plus prestigieuses du monde.
Pas un dîner de gala, pas une réception officielle, pas une rencontre diplomatique où le cristal Saint-Louis soit absent. Déjà en 1938 le modèle Tommy, baptisé ainsi en hommage aux surnoms des soldats anglais qui combattent en France pendant la Première Guerre mondiale, est mis à l’honneur lors d’un évènement majeur dans l’histoire de l’amitié franco-anglaise.
Services iconiques du cristal Saint-Louis
En juillet 1938, le roi George VI d’Angleterre et son épouse la reine Elisabeth sont reçus dans la capitale française pour renforcer l’entente entre les deux pays. Une visite à Versailles en grande pompe doit faire honneur à la France et à sa glorieuse histoire. Pour le déjeuner officiel donné dans la Galerie des Glaces le 21 juillet, l’Élysée commande spécialement des verres à la cristallerie Saint-Louis.
Les 250 invités triés sur le volet découvrent sur les tables gigantesques, décorées avec une profusion de compositions florales audacieuses, 12 verres Tommy par convive ! Ces pièces exceptionnelles soufflées puis taillées à la main ont demandé (chacune !) 10 jours de travail. Avec leur long col et leur pied en étoile qui se décline en de multiples subtilités de formes, ces verres montrent avec brio l’étendue du savoir-faire français à traversla cristallerie Saint-Louis… et l’art de recevoir ! L’Intransigeant du 22 juillet 1938 relate l’évènement :
La cristallerie fuse comme des jets d’eau, à raison de 12 verres par assiette à fleurs en porcelaine de Sèvres et par couvert de vermeil.
J’ai raconté dans les détails cette fête somptueuse aux abonnés dans l’un des podcasts immersifs du Cabinet Secret ! 🗝
Les rois du Maroc sont des clients particulièrement fidèles de la cristallerie. Saint-Louis imagine ainsi un service de verres avec filet or et couronne pour Mohammed V en 1958, un service Thistle avec l’écusson or du Maroc pour le prince Moulay Abdallah à la fin des années 1950 et de nombreux services de table avec monogramme pour Hassan II. La cristallerie produit aussi une gamme complète de verres à thé spécialement destinée au marché marocain !
Les rois et les princes d’Arabie, l’émir du Qatar, le sultan de Brunei, le sultan d’Oman… Toutes les familles royales et les chefs d’État s’arrachent les pièces Saint-Louis. Le service Jersey scintille en 1960 à la Maison-Blanche, chez le président Kennedy. Il s’étale aussi sur les tables de première classe du paquebot France, pendant longtemps le plus long paquebot du monde.
Dans les années 50, Saint-Louis est définitivement revenu sur le marché français. Les grandes signatures du monde de la Haute Couture comme Dior ou Balmain font appel à la cristallerie pour la création de leurs flacons à parfum, qui se doivent d’être uniques. Sacha Guitry met aussi à l’honneur les plus beaux services Saint-Louis dans les décors de ses films historiques ! Il écrit à Gérard Ingold, directeur de la cristallerie pendant plus de trente ans :
Quoi vous faites aussi des Verres ?
Nous voilà donc presque parents !
Mais les vôtres sont transparents !
Qu’en doit penser le pauvre Arvers ?
Un vase de Saint-Louis,
Beau, superbe, inouï !
Dirais-je d’un autre âge !
Un vase de Saint-Louis
Qui paraît en valoir davantage !
C’est le temps des associations, des partenariats et de l’émulation artistique autour des formes et des ornementations… Jean Cocteau dessine pour Saint-Louis un décor poétique de lianes entrelacées. Il écrit à Gérard Ingold :
J’ai fait une maquette pour voir ce que les objets donnent : ligne noire et gravure sur cristal. Je vous verrai à mon retour, car ici la paresse triomphe dans une sorte de paradis terrestre et bien que je doive dessiner de la main gauche, la main droite ne sert qu’à s’y appuyer pour dormir.Votre fidèle, Jean Cocteau.
Excellence et performance
Saint-Louis ne cesse de se renouveler tout au long des XXe et XXIe siècles, mêlant originalité de formes et de dessins, matériaux précieux et techniques uniques de taille, de dorures et de ciselures.
La maison tient à marquer le lien qui l’unit aux têtes couronnées françaises et particulièrement à Versailles. Après le célèbre service Trianon en 1834, le vase Versailles en 1921, inspiré directement des vases Médicis qui ornent le parc du château, et les verres Tommy imaginés en 1928 puis mis à l’honneur dans la Galerie des Glaces en 1938, le château et la maison Saint-Louis s’associent pour offrir deux coffrets superbes de quatre verres chacun. Ces coffrets sont un hommage aux rois et reines de France et les recettes de leur vente sont allouées à la restauration du palais. Galerie des Rois voit le jour en 2019 et Galerie des Reines en 2020.
En 2012, l’institution réalise une pièce inédite par son importance et la quantité de travail qu’elle demande. Un lustre de 212 feux composé de plus de 7 000 pièces de cristal… 1 400 heures sont nécessaires pour élaborer cet objet unique de 9 mètres de haut et 4 mètres de diamètre !
La commanditaire de ce chef-d’oeuvre lumineux d’une élégance rare qui doit être monté à l’aide d’une grue de chantier ? Une riche propriétaire d’Europe orientale. Le lustre monumental trône au 4eme étage de sa maison de 5 000 m2, suspendu au coeur de l’atrium. Elle aura déboursé la bagatelle de 500 000 € pour s’offrir le luxe d’une pièce sortie de la cristallerie iconique !
Commercialisés dans les boutiques historiques spécialisées comme Vessières Cristaux, les pièces phares et leurs variations modernes sont exposées dans le musée Saint-Louis. Vitrine de cette épopée scintillante, il a été imaginé comme un décor de théâtre. 2 000 pièces déclinent toutes les variations du cristal !
Le Figaro – 8 février 2008
Sur les rayonnages, il se fait aussi bien bleu opalin que vert malachite, aigu comme un diamant ou rond comme un fruit ou un presse-papiers. Il devient même grandiose quand il joue les lustres à 120 lumières. Une telle pièce monumentale et quelques autres à peine plus modestes impressionnent d’autant plus qu’elles flottent au centre du musée, au-dessus de la fosse du four éteint. Le summum de la sophistication suspendue dans le plus brut des décors.
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Sources
Saint-Louis : de l’art du verre à l’art du cristal – Gérard Ingold
Le génie verrier de l’Europe – Giuseppe Cappa
Saint-Louis
Bulletin n°49 de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale · 1850
De nombreux articles de presse du XIXe siècle à nos jours
Super article ! la France peut être fière de ces réalisations magnifiques !
Une très belle maison
Mes ancêtres…
Article super complet et intéressant. Toutefois en tant que lorrain vous me permettrez deux précisions pour rendre un tantinet justice à l’histoire… à mon humble mesure.
1) Louis XV semble être présenté comme un sauveur (« heureusement ») qui vient donner un second souffle à la manufacture. Alors non il est venu s’approprier un des biens d’un duché souverain mal acquis et il participe (dans une très infime mesure) à réparer les saccages humains, matériels et patrimoniaux de son prédécesseur (Louis XIV) précisément allié des suédois (entre-autres), dans le but surtout de mettre le grappin sur le territoire en le fragilisant et de relier l’Alsace déjà dans le giron français. Ainsi cette histoire particulière faite de violence, d’opportunisme et d’appropriation, me pousserait à dire que c’est d’abord et avant tout une manufacture d’Art lorraine bien avant d’être un « fleuron du luxe à la française ».
2) Avant 1919 et la création du département actuel de Moselle dans ses limites administratives on ne parle pas de « Moselle » mais de Lorraine ou d’une partie de la Lorraine. Cela évite un anachronisme historique et rend plus fidèlement compte d’une réalité territoriale plus complexe. Voilà