La « reine vierge ». C’est ainsi que la reine Elisabeth Tudor est entrée dans l’Histoire. Une icône intouchable, dont la main demeura insaisissable tout comme sa personnalité complexe échappe encore aux historiens les plus chevronnés. Si cette femme, le plus beau parti de la Renaissance, refusa toujours de se choisir un époux, il faut en chercher les raisons dans les exemples matrimoniaux funestes qui entourèrent son enfance et son adolescence autant que dans les difficultés pour une femme de s’imposer sur le trône en un siècle encore largement dominé par les hommes.
Le dilemme
La petite princesse Élisabeth n’a que 3 ans en 1536 quand sa mère Anne Boleyn est décapitée pour haute trahison. Le terrible Henri VIII Tudor donne à sa fille désormais privée de tous ses titres un premier exemple dramatique d’échec conjugal. Remarié avec Jane Seymour qui lui donne l’héritier tant attendu, le futur Édouard VI, le monarque revoit sa « liste de succession » : Élisabeth figure derrière Édouard mais aussi après Marie Tudor, fille de la première épouse du souverain, la très catholique Catherine d’Aragon. Élevée dans la religion réformée et surnommée par ses ennemis la « bâtarde hérétique », Élisabeth comprend déjà le danger qui se cache derrière la multiplication des unions et des héritiers.
Lorsque Édouard VI est emporté par une pneumonie à l’âge de 15 ans en 1553, Marie Tudor monte sur le trône. Son règne inaugure des années bien sombres. Le royaume est ravagé par les querelles religieuses. Fervente catholique comme sa mère, la nouvelle reine décide de sceller la réconciliation de la couronne anglaise avec la papauté en épousant le fils de Charles Quint, le futur Philippe II d’Espagne. Ce mariage qui révolte le peuple anglais se révèle un fiasco dans l’intimité. Si la reine est très éprise de son mari, lui ne cache pas son indifférence. Meurtrie par ses illusions perdues, Marie fait deux grossesses nerveuses avant de s’éteindre le 15 novembre 1558. reine tudor
Après une succession houleuse, Élisabeth est couronnée à l’abbaye de Westminster le 15 janvier 1559. Elle est âgée de 25 ans. Le règne de Marie Tudor l’a marquée à vie : elle a été témoin de sa descente aux enfers causée par les troubles religieux et par l’impopularité d’un mariage qui ne lui procura même pas la consolation de l’épanouissement conjugal. Qui obtiendra la main d’Élisabeth Ière ? C’est la question que l’Europe entière se pose déjà.reine tudor
La situation est complexe. Même si le sexe « faible » peut officiellement prétendre au trône en Angleterre, le règne d’une femme demeure « une anomalie dans un ordre naturel dominé par les mâles. » Une reine reste avant tout une femme. Ces deux statuts sont difficilement conciliables. À quel homme jurer obéissance ? Un prince étranger ? Ne tentera-t-il pas de s’accaparer le pouvoir ? Il faut pourtant bien donner des héritiers à la couronne… Est-il alors plus judicieux de choisir un prince anglais ? C’est favoriser une famille noble au détriment des autres, attiser la jalousie et le ressentiment…reine tudor
Il semble qu’Élisabeth, pourtant tourmentée par des questions dynastiques évidentes et bien consciente que la question de son mariage est un problème politique majeur, décide assez rapidement de ne pas se marier. Elle ne supporte pas l’idée qu’un homme puisse lui voler le pouvoir. Ce qui ne l’empêche pas d’envisager plusieurs alliances, s’accordant le rêve d’une vie à deux tout en menant en coulisses un jeu diplomatique remarquable. Pour les ambitieux qui espèrent conquérir la jeune reine à la flamboyante chevelure (puis la femme mûre qui dissimule son visage sous d’épaisses couches de blanc de céruse), elle apparaît comme un cœur à prendre. Elle en profite pour avancer ses pions sur l’échiquier européen, perdant ses illusions dans la bataille…reine tudor
Sans compter les nombreux favoris que la reine comble de faveurs jusqu’à se compromettre de façon irréfléchie, Philippe II est son premier soupirant de taille parmi les princes étrangers. Élisabeth avouera plus tard que son refus s’explique alors tant par un cas de conscience que par le manque de tact de ce mufle qui ose faire sa demande alors que le corps de Marie Tudor est encore chaud. Dans la foulée, la reine juge tout à fait inconcevable d’épouser son beau-frère. Elle éconduit aussi les rois de Suède et de Danemark et il est question pendant quelques mois d’une union avec le tsar de Russie Ivan IV le Terrible. L’archiduc Charles, frère de l’empereur Maximilien, est un prétendant plus sérieux qu’elle fait languir plusieurs années. Mais elle ne s’aventura jamais aussi loin sur la voie de l’engagement matrimonial qu’avec le duc d’Alençon, fils d’Henri II et Catherine de Médicis.
La France des Valois en lice pour la main de la reine Tudor
Dans le royaume des Valois, la régente Catherine de Médicis rêve d’une alliance politique avec Élisabeth Tudor, devenue l’une des grandes figures du mouvement protestant. Elle y voit la possibilité de se rapprocher de cette nation qui monte en puissance tout en amorçant une forme d’apaisement religieux avec les huguenots français. L’idée d’un mariage fait rapidement son chemin dans l’esprit de Catherine. Dès l’année 1571, alors que son fils Charles IX est au pouvoir, elle propose à la reine la main de son second garçon, le duc d’Anjou, futur Henri III. Une correspondance secrète s’amorce entre la régente et l’ambassadeur de France en Angleterre, Bertrand de Salignac de La Mothe-Fénelon.
Élisabeth confie à l’envoyé français « qu’elle ne voulait pas d’un mari qui l’honore seulement pour reine s’il ne l’aime aussi pour femme. » La Mothe-Fénelon tente de la rassurer en lui vantant les mérites du duc d’Anjou, les excellentes vertus de son esprit, sa belle taille, sa vigueur, sa bonne grâce et sa beauté. Il lui rappelle surtout « entre les excellentes qualités dont il abondait autant que nul prince de la terre, il avait celle particulière qu’il savait extrêmement bien aimer, et se rendre de même parfaitement aimable. » Le travail de persuasion des Français à la Cour d’Angleterre porte rapidement ses fruits car au terme d’un entretien avec le cardinal de Chatillon en janvier 1571, la reine semble déjà très favorable à l’union :
Après qu’il se fût retiré, [la reine] rassembla son conseil pour leur dire que le cardinal lui avait demandé trois choses : l’une, si elle était libre de toute promesse pour se pouvoir marier où elle voudrait ; l’autre, si elle en voulait prendre de ceux de son royaume ou bien un étranger ; et la troisième que, au cas que ce fût un étranger, si elle voudrait accepter Monsieur, frère du roi ; et qu’elle lui avait répondu qu’elle était libre, qu’elle ne voulait point épouser de ses sujets, et qu’elle voulait de bon cœur entendre au parti de Monsieur.
La Mothe-Fénelon à Catherine de Médicis le 18 janvier 1671
Élisabeth semble « résolue de se marier » pour engendrer une descendance et freiner les complots de ses ennemis. En revanche, les conseillers de la souveraine restent très mitigés. Certains trouvent le parti du prince honorable, d’autres le jugent « suspect à la religion protestante, plein de jalousie aux autres princes et très dangereux pour ce royaume ». Le plus réticent est le tout puissant Wiliam Cecil, principal ministre d’Élisabeth pendant 40 ans. La Mothe-Fénelon rapporte ses propos à Catherine de Médicis :
Monsieur est trop prochain successeur de la couronne de France, et que, le cas advenant, l’Angleterre cesserait d’être royaume, et viendrait être province des Français, comme est la Bretagne, l’exemple de laquelle les doit avertir d’y prendre bien garde […] il leur en faudrait un qui fût plus éloigné d’une telle et si grande succession comme celle de France, laquelle enfin viendrait entièrement absorber la leur.
Versatile et caractérielle, Élisabeth passe rapidement de la haine à l’amour. Elle chante les louanges du duc d’Anjou selon le portrait qu’en tracent les envoyés français : son bon sens, sa prudence, sa bonne grâce, sa magnanimité, sa valeur aux armes et sa beauté. Elle s’attarde notamment sur ses mains « comme les plus rares beautés qu’on eut vu en France » ! N’en fait-elle pas un peu trop ? Il semble qu’elle se complaise dans ce jeu de séduction. Mais le duc d’Anjou ne se prête guère à cette parade de l’amour. Du haut de ses 20 printemps, il se montre très peu disposé à épouser une femme de 38 ans, aussi reine soit-elle ! Élisabeth, qui a besoin de se sentir courtisée, prend très mal ce manque d’enthousiasme. Le projet est définitivement abandonné au début de l’année 1572…
Un prétendant chasse l’autre
Dès la fin de l’année 1571, Catherine songe à substituer au duc d’Anjou son frère cadet le duc d’Alençon. Elle fait part de son projet à La Mothe-Fénelon. L’ambassadeur redoute que la reine ne croie à une mauvaise plaisanterie : le duc d’Alençon est âgé de 17 ans, il a donc plus de 20 ans d’écart avec sa potentielle fiancée… Pourtant, Wiliam Cecil se montre favorable à l’union car le prince est « plus éloigné d’un degré du trône » et parce qu’on lui a rapporté qu’il s’accommoderait plus facilement de la religion anglicane.
Néanmoins, cette perspective ne séduit guère la souveraine. Elle s’offusque comme prévu de « la disproportion d’âge ». Toutefois elle n’est pas fermée à l’éventualité. On choisit le prétexte de la conclusion d’une ligue entre la France et l’Angleterre le 4 avril 1572 avec la traversée de l’amiral Lincoln qui doit échanger les ratifications du traité, pour envoyer le maréchal de Montmorency en Angleterre. Sa mission ? Demander officiellement la main d’Élisabeth pour le duc d’Alençon.
La reine est déçue par le portrait du prince, pourtant flatté, qu’on lui remet. Elle ne le trouve pas à la hauteur du duc d’Anjou. Les marques de la petite vérole qu’il a eue récemment peuvent-elles disparaître ? Plus encore que le physique disgracieux et la différence d’âge, c’est la question de la religion qui pose problème. Au mois de mai, la reine semble bien circonspecte sur les adaptations que le duc d’Alençon serait prêt à concéder dans l’exercice de sa religion : « L’exercice même privé de cette religion pouvant amener des troubles, voudrait-il se passer de messe pendant quelque temps ? » On lui répond que « tout prince sage et prudent cherche à éviter les causes de troubles et de divisions. » Néanmoins Élisabeth remet sa décision à plus tard… Les tractations sont bien mal engagées !reine tudor
Le retour de Lincoln relance les pourparlers. Reçu comme un prince en France par Charles IX, Catherine et le duc d’Alençon, il a enchainé les banquets, les fêtes et les divertissements. Le duc lui a paru un prétendant tout à fait convenable et il en trace un portrait plus flatteur à Élisabeth. Cette dernière demande aussi l’avis de son conseiller et maître des « services secrets », Francis Walsingham, qui lui révèle sans filtre :
Il passe pour avoir de la sagesse et de la bravoure, mais un peu de légèreté, défaut ordinaire de sa nation. On lui applique le proverbe français : « Il a de la plume dans le cerveau. » L’amiral Coligny fonde sur lui de grandes espérances et a des raisons de croire qu’il ne sera pas difficile de le ramener à la vérité.
La négociation stagne et menace même de se rompre lorsque la reine d’Angleterre apprend avec horreur les massacres perpétrés en France à l’encontre des protestants le jour de la Saint-Barthélemy à l’été 1572. Les discussions reprennent néanmoins mais tournent rapidement au ridicule lorsqu’à la fin de l’année 1573, la reine décide d’envoyer en France Randolph, le grand maître des postes d’Angleterre, pour s’assurer que les marques de la petite vérole ont bien disparues sur le visage du duc d’Alençon ! En même temps, il doit aussi (et surtout) rendre compte à Elisabeth de la situation en France. Des bruits inquiétants courent sur la santé de Charles IX. Le monarque décède en effet d’une pleurésie le 30 mai 1574…
La politique : entre Angleterre, France et Pays-Bas
Tandis que la couronne valse à nouveau sur la tête des enfants de Catherine de Médicis et que le duc d’Anjou monte sur trône sous le nom d’Henri III, les négociations du mariage connaissent un sérieux coup d’arrêt. Les relations entre le nouveau roi et son jeune frère n’ont jamais été au beau fixe et deviennent franchement haineuses. Henri et François se détestent. Le duc d’Alençon, éternel frustré, se sent laissé pour compte. Envieux du pouvoir de son frère, il prend le parti des réformés en se plaçant à la tête du mouvement dit des « Malcontents ». Il défend même la cause protestante aux Pays-Bas, cet ensemble de provinces alors sous domination de la très catholique Espagne. Malgré de piètres talents politiques, ce prince au caractère sanguin espère jouer un véritable rôle dans cet imbroglio :
Aux Pays-Bas, les provinces du Sud, restées catholiques, commençaient à se désolidariser des provinces du Nord calvinistes, et Guillaume d’Orange, qui voulait maintenir l’unité des « dix-sept provinces », avait besoin d’avoir avec lui un chef qui serait à la fois catholique et tolérant, acceptable tant au Nord qu’au Sud. François d’Alençon répondait parfaitement à cette définition (ses liens avec le parti huguenot en France étaient connus). Mais il n’avait, personnellement, ni argent ni armée ; il ne pouvait être utile aux Hollandais qu’en apportant avec lui l’alliance de la France, ou celle de l’Angleterre.
Michel Duchein
De son côté, Henri ne supporte pas ce frère taciturne et revêche qui se rebelle constamment contre son autorité. Il croit pouvoir se tailler un empire aux Pays-Bas ? Qu’il essaie donc ! Le monarque voit dans cette nouvelle lubie le moyen de se débarrasser d’un séditieux encombrant et inconstant. Néanmoins, qu’il ne compte pas sur son soutien. François d’Alençon comprend vite que pour s’imposer aux Pays-Bas, il a besoin de la puissance militaire et de la légitimité qui lui conférerait le mariage avec Elisabeth Tudor.
À l’été 1575, les pourparlers reprennent secrètement. La reine semble de plus en plus séduite par cette alliance malgré « les difficultés et oppositions » que lui font les membres de son Conseil. Mais comme toujours, elle tergiverse. Le duc d’Alençon n’est-il pas à présent trop bien placé dans la succession française ? À la fin de l’année, La Mothe-Fénelon rend son tablier et regagne la France pour prendre une retraite bien méritée.
De l’autre côté de la Manche, Elisabeth observe et réfléchit. Comment obtenir une tolérance religieuse pour les protestants persécutés sur le continent tout en préservant son alliance avec la France et en maintenant les ambitions de chacun à distance ? En même temps qu’un éventuel mari avec lequel fonder une dynastie, le duc d’Alençon devient l’instrument rêvé de la politique de balancier que pratique la reine sur le continent pour protéger l’Angleterre. Quel meilleur moyen de détourner les ambitions espagnoles et françaises qu’en maintenant leurs armées constamment occupées sur leurs propres territoires ? Un travail de sape subtil car en favorisant financièrement les entreprises d’un tiers (le duc d’Alençon) sans envoyer d’armée, la reine d’Angleterre peut concilier alliance défensive, protection de la couronne et aide aux rebelles…
À l’été 1578, menacé de toutes parts par les armées espagnoles, le stathouder de Hollande Guillaume d’Orange se résout à faire appel au prince français. En tant que « Défenseur de la liberté Belgique », le duc d’Alençon s’engage à fournir des troupes aux Hollandais et reçoit en échange la promesse d’être choisi comme roi si les États décident de « rejeter officiellement la souveraineté de Philippe II ». Trépignant d’impatience à l’idée de prendre possession de son nouveau royaume, le duc d’Alençon recherche plus que jamais l’alliance anglaise, seule capable de lui fournir l’argent nécessaire à la levée d’une armée. Il charge alors son ami Jean de Simier d’aller plaider sa cause auprès d’Elizabeth. Le gentilhomme débarque à Londres le 16 janvier 1579.
La Grenouille deviendra-t-elle prince charmant ?
Dès l’arrivée de Simier en Angleterre, Élisabeth est sous le charme. Cet homme raffiné est un parfait courtisan, plein d’esprit et d’une gaieté rassurante. Avec un « enjouement de vieille petite fille », elle ne peut bientôt plus se passer de lui, le trainant dans ses promenades, lui accordant des têtes à tête scandaleux et le favorisant au détriment de son ancien amour de jeunesse, Leicester, dont la jalousie enfle dangereusement. Toute la Cour murmure que Simier, qu’elle surnomme son « Singe », l’a ensorcelée. Grande amoureuse des surnoms, la reine d’Angleterre en a aussi déniché un pour son prétendant français qu’elle baptise la « Grenouille » !
Car malgré ce marivaudage qui déconcerte les spectateurs anglais et étrangers, ni l’un ni l’autre n’oublie pourquoi Simier a traversé la Manche : emporter l’adhésion d’Élisabeth pour son mariage avec le duc d’Alençon. Le charmant envoyé français échange des petits billets avec la reine, dont le ton badin habille de drôlerie et de courtoisie un message très clair : « Assurez-vous sur la foi d’un singe, la plus fidèle de vos bêtes, que votre grenouille se nourrit d’espérances qu’il a que vous envoyiez bientôt guérir les misères pour mettre la fin qu’il désire. » En parallèle, Elisabeth échange de nombreuses lettres avec le duc d’Alençon. La Grenouille lui envoie des déclarations d’amour touchantes mais d’une pauvreté de style tout à fait navrante :
Je garde votre belle peinture qui ne se séparera jamais de moi que par la fin de mes os.
François d’Alençon à la reine d’Angleterre – Dreux – 22 mars 1579
En 1579 enfin, le prince français traverse la Manche pour venir voir en personne sa dulcinée. La cour assidue tissée de ballets, d’échanges plus ou moins poétiques et d’assauts galants que le prince de 24 ans mène sans coup férir est une parenthèse enchantée dans le quotidien d’Élisabeth. Pourtant, avec son visage grêlé par la petite vérole, son nez proéminent terminé en patate et sa silhouette un peu pataude, François d’Alençon n’a rien pour séduire les dames. Encore moins la reine d’Angleterre, si sensible aux parfaits courtisans, élégants et charismatiques.
Pourtant elle n’accorde finalement que peu d’importance au physique disgracieux du prétendant. Elle aime sa vivacité, sa générosité et son impétuosité. En outre, cette femme de 45 ans a bien conscience que le duc d’Alençon est sa dernière chance d’une vie conjugale et d’un épanouissement sexuel qu’elle a si longtemps refusés. Elle danse publiquement avec lui et déclare qu’elle « serait heureuse d’être sa femme ».
Conquise par la perspective d’un mariage prochain et séduite par le duc qui lui fait très bonne impression, Élisabeth laisse partir sa Grenouille après un séjour de deux semaines. Le prince français laisse à sa fiancée une bague de diamants et d’innombrables cadeaux aux dames de sa Cour. Après son départ, les tractations vont bon train en Angleterre sur la rédaction du contrat de mariage. Différents points sont affinés avec Jean Simier, comme la question des enfants : si le couple avait deux fils, l’ainé deviendrait roi d’Angleterre et le second roi de France si Henri III n’avait pas de descendance…
Les sujets d’Elisabeth ne l’entendent pas de cette oreille et font rapidement descendre leur reine de son petit nuage. Le mariage français révulse une majeure partie de la population qui se rappellent avec angoisse les heures sombres du « règne » de Philippe et Marie Tudor. Les Anglais sont persuadés que le seul but recherché par la France est l’ingérence dans les affaires de l’Angleterre puis, à terme, l’annexion pure et simple du royaume. L’auteur d’un pamphlet dont le titre seul est une insulte, « Le Gouffre qui doit engloutir l’Angleterre par le moyen du mariage de France », subit les foudres de la reine. Il est condamné à avoir une main tranchée.
Jamais la popularité d’Elisabeth Tudor n’a été plus bas qu’en cette année 1580. Pourtant, elle continue à donner toutes les assurances de sa bonne volonté pour la conclusion du mariage et les exigences de la France qui font grincer des dents une bonne partie du Conseil sont finalement acceptées : il obtient une dotation annuelle de 60 000 livres sterling et le titre de roi d’Angleterre même si c’est bien Élisabeth qui règne. Pendant ce temps, le duc d’Alençon est embarqué dans un tourbillon de péripéties néerlandaises. Il se sent pousser des ailes lorsque les provinces du Nord déclarent officiellement Philippe II déchu de sa souveraineté et désignent François d’Alençon comme « seigneur et prince des Provinces-Unies des Pays-Bas ». Ce traité signé en septembre 1580 et confirmé à Bordeaux en janvier suivant accapare tant le prince qu’il tarde à envoyer son ambassade faire la demande officielle de mariage.
Lorsque la fine fleur de la noblesse française débarque à Douvres au printemps 1581, la reine d’Angleterre a eu des mois entiers pour réfléchir. Le duc de Montpensier, le comte de Soissons et le maréchal de Cossé et leur suite de 500 personnages sont reçus avec une magnificence inouïe à Whitehall dans une salle construite pour l’occasion, tapissée d’or et d’argent, par une souveraine « fardée jusqu’aux yeux » et croulant sous les joyaux. Enivrés de fêtes, de banquets et de tournois pendant plus d’une semaine, les envoyés français tombent des nues lorsqu’Elisabeth exige d’ajouter un article au contrat de mariage. Un traité d’alliance devra être conclu au préalable avec la France. La reine d’Angleterre vient de trahir ses désirs les plus profonds : le mariage n’était qu’une « amorce pour obtenir la ligue avec la France ». Henri III est furieux. Avec raison, il craint de se faire berner et de supporter tout seul sur le continent le poids de la guerre avec les Espagnols. Le mariage doit précéder l’alliance et non l’inverse !
Pourtant, cette décision d’Elisabeth Tudor procède d’une analyse très pragmatique de sa situation et de celle de son pays. Elle a défendu bec et ongles son duc d’Alençon mais elle commence à comprendre qu’elle a pris ses rêves pour des réalités. L’hostilité de l’Angleterre à l’éventualité de l’union lui apparait désormais comme un obstacle insurmontable. Et les ambitions démesurées du prince français aux Pays-Bas ne lui paraissent plus une si bonne idée que cela. Elle sent bien qu’Henri III ne bougera pas le petit doigt et qu’elle-même, en l’épousant, se lie à son aventure néerlandaise, dont l’issue est bien incertaine. Le duc d’Alençon n’a pas les effectifs suffisants pour atteindre ses objectifs et il éprouve de sérieux problèmes de recrutement et de financement. La reine n’a aucune envie d’enliser l’Angleterre dans un conflit si risqué…
Les larmes de crocodile de la reine ?
François d’Alençon sent bien que les tergiversations d’Elisabeth pourraient lui coûter son trône. Il lui écrit en août :
Madame, c’est chose qui vous a été assez connue que le grand désir que j’ai toujours eu de voir le mariage fait, car sans intermission durant cinq ou six années je le poursuivi très ardemment, refusant et négligeant toutes autres ouvertures et partis à quoi je ne porterai, quoi qui put advenir, jamais de regret.
François d’Alençon à la reine d’Angleterre – La Fère – 4 août 1581
Il ne lui reste plus qu’à retourner en Angleterre pour jouer sa dernière carte auprès d’Élisabeth. Il espère que sa présence rallumera la flamme chez la femme et balaiera les hésitations de la souveraine. Et en effet, lorsqu’il débarque le 1er novembre 1581, sa chère et tendre l’accueille avec une joie non contenue. Déployant toute sa grâce et manœuvrant à merveille, le duc regagne bien vite sa place dans le cœur de la souveraine. Elle s’adresse à lui avec affection, d’une façon un peu bourgeoise, se promène à ses côtés le jour anniversaire de son couronnement dans les longues galeries du château e Greenwich, se ménage avec lui des instants d’intimité qui font jaser… Elle va jusqu’à dire à l’ambassadeur français Castelnau : « Monsieur, écrivez au roi votre maître que le duc sera mon mari. » Elle offre même à François d’Alençon un anneau symbolique en gage de bonne foi !
Pourtant, elle insiste pour repousser leur mariage. Quelle raison invoque-t-elle cette fois-ci ? La nécessité qu’il soit d’abord reconnu par ses nouveau sujets. Devant la colère du duc d’Anjou qui lui rapproche sa légèreté, elle justifie ce délai en l’assurant qu’il lui semble bien odieux de « mêler les cloches nuptiales et le son du canon des batailles. » Mais François n’est pas dupe et sait qu’en quittant l’Angleterre maintenant, il a peu de chances d’y revenir. Cependant il n’a guère le choix. En ce 8 février 1582, le prince embarque sur le navire qui doit l’emmener en Flandre. Un témoin assurera plus tard avoir vu la reine danser de soulagement !
François d’Alençon reçoit son investiture en tant que « souverain des Pays-Bas » à Anvers le 20 février. Mais il ne tarde pas à se rendre compte que ce titre ne signifie rien. Les États ne lui accordent aucun pouvoir et il est toujours incapable de payer les troupes qu’il a levées en France. Celles-ci désertent progressivement après l’entrée à Anvers. La pension annuelle de 2 400 000 florins qui a été promise au prince ne lui est finalement pas accordée. À l’été 1582, le duc ne peut plus fournir ni argent, ni nourriture ni munitions. Il implore à l’aide sa chère Élisabeth qui lui envoie à peine 40 000 livres sterling sur les 60 000 promises.
Le 17 janvier 1583, le duc d’Alençon est à bout de nerf. Il s’emporte facilement et commet quelques erreurs stratégiques. Pour en finir, il choisit d’en venir à la force et attaque Anvers avec ce qui lui reste de troupes.
Cette attaque se solde par un cuisant échec des troupes françaises, un millier de morts, plusieurs centaines de prisonniers et presque aucune perte chez les Néerlandais. Humilié, le duc Anjou rentre définitivement en France le 29 juin 1583. […] Il meurt de tuberculose en juin 1584, un an après son retour en France.
Sophie Perrad
Dès le départ d’Angleterre de François d’Alençon en 1582, il n’est plus question de mariage avec Elisabeth. La reine a-t-elle jamais eu l’intention de l’épouser ? Le doute semble permis. Elle a fait durer le jeu pour tenir les pays étrangers en haleine le plus longtemps possible sans jamais s’engager pleinement. C’est sa façon de gouverner. En louvoyant, en s’assurant que personne ne perce jamais ses intentions réelles, elle inquiète ses alliés comme ses ennemis et chacun se tient toujours dans l’expectative. Impossible de deviner ses plans, elle a toujours un coup d’avance sur tout le monde !
Pourtant, elle pleure sa Grenouille longtemps. La fin de cette « idylle » est assurément douloureuse. Élisabeth a bien conscience qu’avec le duc s’éteint le dernier petit rêve de mariage qui la raccrochait encore à la perspective d’une vieillesse heureuse. Même si son choix de rester célibataire date probablement des débuts du règne, la porte, toujours, demeurait entrouverte. Cette fois, elle sait que plus personne ne viendra la courtiser. Elle est allée trop loin dans les négociations avec le duc d’Alençon avant de se dédire. Plus aucun prince ne sera assez fou pour la prendre au sérieux. C’en est donc fini des coquetteries, des flatteries et des promesses qui faisaient fondre de plaisir cette grande romantique. Cette frustration intime transforme sa personnalité : impatience, indécision et irritabilité, défauts qui ont toujours fait partie de son caractère, s’exacerbent après cet ultime échec. La « reine vierge » prend définitivement l’ascendant sur la femme épanouie qui tenait l’Europe sous son charme…
Pour une fois d’ailleurs, ce fut une femme qui mena la danse, et un homme qui fut victime de ses machinations ! Ce cas de figure est rare. (Je pense notamment à l’infante de Louis XV, fiancée au petit roi et élevée en France puis renvoyée sans ménagement !)
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Sources principales
♦ Les projets de mariage d’une reine d’Angleterre – Revue des Deux Mondes – 1881 – Hector de la Ferrière
♦ Correspondance diplomatique de Bertrand de Salignac de la Mothe Fénélon
♦ La politique anglaise d’Élisabeth I par rapport à la France sous Henri III (1574 – 1589) – Sophie Perrad – 2009
♦ Elisabeth Iere d’Angleterre, Le pouvoir et la séduction – Michel Duchein – 1992
♦ Les Tudors – Bernard Cottret – 2019
Regardant le nom « singe » attribué par la Reine Elizabeth au gentilhomme Simier, en anglais simian veut dire comme un singe ou en rapport à un singe. Donc la reine fait un jeu de mot avec son nom. La grenouille est plus facile, les Français ont toujours été appelés Frogs par les Anglais.
Cette reine est pleine de répartie et d’ironie
Merci pour cet excellent article sur Elizabeth 1 .
Une grande politique, cette reine! N’ayant pas trouvé le grand amour auquel elle aurait peut-être succombé, elle s’est consacré uniquement à la politique au service de son pays, ce qui en fait une véritable femme d’Etat!
J’ai toujours trouvé cette reine fascinante, justement à cause de ce côté « tête politique impénétrable », ce qui ne la rend d’ailleurs pas moins humaine !
Super comme toujours !
Je me permets en passant, une petite coquille s’est glissée sur la date sous les paroles de La Mothe-Fenelon à Catherine de Médicis, 1670, j’imagine que c’est plutot 1570 😉
Oh oui merci pour votre vigilance
Merci pour votre vigilance !