Le XVIIIe siècle ! Les Lumières, les arts, les femmes, les salons, l’insouciance, la douceur de vivre… La quintessence de l’art de vivre à la française. Mais quand il s’agit de mode, l’exquis goût français tourne parfois au ridicule. Sous le règne de Louis XVI et Marie-Antoinette, les coiffures à poufs se juchent tels des échafaudages de cheveux sur la tête des dames. Les toilettes passent du luxe le plus outrageant à une sulfureuse simplicité. Et dans l’histoire des couleurs, on atteint des sommets ! On rivalise d’inventivité. La profusion de teintes aux subtilités bien établies laisse songeur. J’ai découvert des myriades de noms étonnants dans les couleurs du XVIIIe siècle qui ne sont pas passés à la postérité !
L’histoire des couleurs : 438 teintes bien imaginatives !
« La couleur qui commence à régner pour le drap, est le vert naturel bien noir, autrement dit le Vert-Dragon » annonce le Cabinet des modes du 1er avril 1786.
En parcourant les mémoires des contemporains et la presse de cette époque, on découvre des nuances aussi surprenantes que Tête de nègre, Saumon intimidé, Tabac d’Espagne, Gris Américain, Violet d’Evêque ou Ventre de Carmélite ! Pendant l’année 1788, on ne dénombre pas moins de 438 noms de teintes parfois complètement saugrenus : Souci de hanneton, Carnation de vieillard, Poil de bœuf ou encore Gueux nouvellement arrivé !
Seuls nos chers compatriotes de ce XVIIIe siècle à la fois raffiné et grotesque ont pu inventer aussi bien la couleur Bois d’acajou verni, très chic mélange de rouge, d’orange et de jaune, que la couleur Fromage de Hollande ou encore Saucisson pâte charnue !
En avril 1781 le sulfureux marquis de Sade, qui est encore enfermé à Vincennes avant d’être transféré à la Bastille, a des préoccupations de parfait courtisan. Il demande à sa femme de lui apporter plusieurs vêtements :
Tu feras faire l’autre habit plus à l’aise ; pourvu que je l’aie pour le départ cela suffira : Boue de Paris ça sera très bien, mais fais-y mettre dessus quelques enjolivements en argent, mais point de galons surtout.
Marie-Antoinette commandera chez Madame Eloffe une robe pour se vêtir à la Conciergerie dans cette même étoffe couleur Boue de Paris. Elle demande tantôt des robes couleur Beurre frais tantôt couleur Crapaud… ainsi que des teintes qui suivent l’actualité parisienne. Avec un goût parfois douteux !
Le 8 juin 1781, après une représentation de l’Orphée de Gluck à l’Opéra du Palais-Royal, un incendie se déclare suite à l’embrasement du décor. Si la foule est déjà sortie et que les acteurs ont le temps de s’enfuir, 11 petites mains périssent dans l’accident ! Aussitôt fleurit une nouvelle déclinaison de teintes autour de cette catastrophe : Opéra brûlé, flamme d’Opéra ou fumée d’Opéra !
La mode s’empare aussi avidement de l’anglomanie qui saisit la société en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, comme en témoigne le Magasin des modes nouvelles, françaises et anglaises en 1786 : « Les habits couleur de Suie des cheminées de Londres sont de la dernière mode à Paris. »
Sur son célèbre portrait « à la rose » par Elisabeth Vigée-Lebrun, Marie-Antoinette porte une robe de cette fameuse couleur Suie des cheminées de Londres qui se marie parfaitement avec le bleu-gris du ciel, les délicats ornements de dentelles et le nuage argenté de ses cheveux.
Cheveux qui vont d’ailleurs à leur tour donner leur nom à une couleur… Car ce sont les membres de la famille royale qui dictent la mode avant tout !
Les nuances royales sont les plus prisées dans la mode du XVIIIe siècle
Le Prune Monsieur, sorte de bleu-violet intense, viendrait d’une variété de prune ronde à la chair fondante, dont Philippe d’Orléans, le frère de Louis XIV, se gavait au point d’en attraper des indigestions. Attention, la teinte précise est de « 2 bleu-violet 16 ton ; quand le fruit est couvert de sa fleur, 8 ton. » En avril 1781, le marquis de Sade réclame à sa femme plusieurs toilettes dans cette teinte :
J’attends la petite redingote, en prune de monsieur, veste et culotte jaune. […] Apporte-moi aussi, je t’en prie, ma petite redingote prune de monsieur, la veste et la culotte chamois dans quelque chose de très léger et de très frais, et surtout point de drap, je le déteste et n’en porte jamais qu’en uniforme.
Modes éphémères ! Quelques mois plus tard, le Prune Monsieur est enterré par Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris. La nouvelle nuance star ? Le Caca dauphin, teinte découverte par Marie-Antoinette en observant les selles de son nouveau-né… On sait que Marie-Antoinette est très proche de ses enfants ! Les courtisans ne jurent plus que par ce mélange de plusieurs nuances de jaunes et d’oranges :
Si je fais couper un habit chez mon tailleur, eh bien, autant vaut-il prendre la couleur du jour, Caca dauphin, que Prune monsieur. C’est une suprême folie, vous écrierez-vous ; mais tout le monde à la Cour est ainsi, il n’y a point de réponse à cela. Il ne faut jamais disputer des goûts ni des couleurs. Je quitte mon habit Opéra brûlé, mon frac Tison, et je m’habille ce soir en Caca dauphin, d’après l’échantillon véritable et reconnu. Je saurai bien distinguer les nuances, et je dirai alors tout comme un grand seigneur, c’en est, ce n’en est pas.
C’est bien de la Cour que partent toutes les modes, comme le raconte Louis de Bachaumont dans ses Mémoires au sujet des couleurs Puce et Cheveux de la reine, inaugurées en 1775 :
Cet été la reine ayant choisi une robe de taffetas d’une couleur rembrunie, le roi dit en riant : c’est couleur de puce ; et à l’instant toutes les femmes de la Cour voulurent avoir des taffetas puces. La manie passa aux hommes : les teinturiers furent occupés à travailler des nuances nouvelles. On distingua entre la vieille et la jeune puce, et l’on sous-divisa les nuances même du corps de cet insecte : le ventre, le dos, la cuisse, la tête se différencièrent. Cette couleur dominante semblait devoir être celle de l’hiver. Les marchands intéressés à multiplier les modes, ayant présenté des satins à la reine, S. M. en a choisi principalement un d’un gris cendré. Monsieur s’est écrié qu’il était couleur des cheveux de la reine. À l’instant la couleur puce est tombée, et l’on a dépêché des valets de chambre de Fontainebleau à Paris pour demander des velours, des ratines, des draps de cette couleur. »
Le Puce, sorte de rouge brunâtre sous diverses nuances, le Cheveux de la reine, gris-noisette un peu cendré et le œil de roi, censé approcher le plus possible de la teinte très particulière, bleu-gris, des yeux de Louis XVI, restent dans le hit des couleurs pendant plusieurs années !
Le baron de Besenval, familier de Marie-Antoinette et brillant plaisantin, conseille le duc de Chartres, qui revient à Versailles après une absence de 6 mois, sur la tenue qui convient :
Je vais vous mettre au courant : ayez un habit puce, une veste puce, une culotte puce, et présentez-vous avec confiance ; voilà tout ce qu’il faut aujourd’hui pour réussir à la Cour.
cCaca dauphin, Prune monsieur : des noms de couleurs originaux adoptés et moqués !
Dans toute la France on se tient à l’affut des nouveautés en matière de couleurs. Il y a de quoi s’arracher les cheveux ! Les Lettres iroquoises, à travers un Chevalier fictif, se moquent gentiment de ces noms de couleurs invraisemblables qui émoustillent les provinciales :
Les femmes s’entretinrent de modes, et demandèrent au Chevalier quelles étaient les couleurs les plus en vogue ; il leur répondit qu’on portait maintenant le « soupir étouffé », la « cuisse de Nymphe émue », « les désirs satisfaits », « la passion dévorante », le « lendemain de noces ». On raisonna beaucoup sur toutes ces couleurs, et l’on ne concevait pas comment il était possible de trouver celle d’un « soupir étouffé » ; d’un « désir satisfait », d’une « passion dévorante », etc. Le Chevalier leur en fit l’explication de la manière la plus plaisante ; mais, leur ajouta-t-il, il en va paraître une nouvelle, qui sera appelée « l’indépendance de l’Amérique ». Elle n’est encore connue qu’à la Cour ; il n’y a que le roi, la famille royale et nos ministres qui la portent ; c’est un habit coupé ; la veste et la culotte sont couleur du Congrès. […] Mademoiselle Alexandre, le nec plus ultra de nos marchandes de modes de Paris, est occupée dans ce moment à imaginer comment nos Dames porteront les rubans de cette couleur. Lorsque je suis parti on tenait chez elle des comités pour décider cette grande affaire ; et l’on m’écrira à Lyon ce qui aura été résolu, afin que j’ordonne les étoffes qui doivent être faites pour l’hiver prochain.
Dans les affiches du Mans retranscrites par le Journal politique et littéraire du mois de mai 1776, un journaliste invente une lettre prétendument écrite de Paris pour tourner en ridicule les dernières modes, mélangeant teintes existantes et inventions de son cru. Le texte est un petit chef-d’œuvre d’imagination :
Madame *** était dernièrement à l’Opéra avec une robe soupir étouffé, ornée de regrets superflus, avec un point au milieu, de candeur parfaite, une attention marquée, des souliers des cheveux de la reine, brodés en diamants en coups perfides, et le venez-y-voir en émeraudes ; frisée en sentiments soutenus, avec un bonnet de conquête assurée, garni de plumes volages, avec des rubans d’œil abattu, ayant un chat sur les épaules, couleur de gens nouvellement arrivés, derrière une Médicis, montée en bienséance avec un désespoir d’opale et un manchon d’agitation momentanée !
❤️ Vous aimez Plume d’histoire, ma façon de raconter des anecdotes originales ? Vous n’avez encore rien vu ! Je vous invite à découvrir l’univers du Cabinet Secret de Plume d’histoire 😉
Sources
♦ Mémoires pour servir à l’histoire de la république (Louis Petit de Bachaumont)
♦ Souvenirs d’un page à la Cour de Louis XVI
♦ Tableau de Paris en 1782, volume 2, par Louis-Sébastien Mercier
♦ Lettres iroquoises de Maubert de Gouvest
♦ Tableau mouvant de Paris par Pierre Nougaret
♦ Des couleurs et de leurs application aux arts industriels (M. E Chevreul)
♦ Modes et usages au temps de Marie-Antoinette, livre journal de Madame Éloffe (Gustave de Reiset)
♦ Presse de l’époque : Journal politique et littéraire / Cabinet des modes / Galerie des modes
A quoi menait l’oisiveté des puissants!
Bravo et merci pour ce très bel article.
Merci ! 🙂
Merci pour cet article très intéressant !
Merci à vous 😉
Merci pour la fraiche de votre écriture. Bien à vous
Merci
Se distraire en s’instruisant! Merci!
Je connaissais le vert caca d’oie… maintenant je connais le jaune caca Dauphin! :’-)
L’Opéra brûlé est à porter en période de deuil.
Très intéressant article. Il y a quelque temps de cela, j’ai découvert dans la revue ‘La Mode’ d’octobre 1829, un vraiment très intéressant article sur l’harmonie des couleurs, retranscrit ici :
http://www.lamesure.org/2019/03/harmonie-des-couleurs.html
Cet article montre à quel point on était fin dans le choix des tons et des accords de tons… Une vraie musique pour les yeux !
Fascinant ! C’est un ballet d’élégance !
« Caca dauphin » constitue probablement la quintescence du ridicule, mais personnellement, « souci de hanneton » ou « saumon intimidé » m’ont beaucoup fait rire.
🙂
Merci pour cet article fort divertissant.
Merci ! J’ai beaucoup ri également en rédigeant ce billet
Tout à fait d’accord avec les commentaires précédents!!! merci pour tout ce travail. Vous est-il possible d’ajouter dans la liste de vos réseaux de partage FB et Twitter) d’ajouter VK? j’ai décidé d’y « émigrer ». Encore merci.
Ce n’est pas prévu pour l’instant mais je vais y songer !
Votre article m’a réjouie! Au-delà des siècles et des modes, ces personnages historiques, Marie-Antoinette, Louis XVI et leurs courtisans, étaient avant tout des humains avec leurs goûts, leurs préférences et leurs engouements! Aujourd’hui, Marie-Antoinette serait sans doute une influenceuse dont les toilettes seraient affichées sur Instagram ou Pinterest!
Ici, en Amérique du Nord, certains fabricants de peinture auraient pu rivaliser d’imagination avec les courtisans du XVIIIe siècle, car certains affublent leurs produits de noms plus ou moins poétiques, tels que lundi triste ou plume d’oie!
Grand merci pour cet article fantaisiste!
C’est un régal, c’est un peu comme le vin, certains producteurs sont d’une parfaite poésie !
Au-delà du ridicule, ces qualificatifs nous entraînent dans une délicieuse et salutaire rêverie poétique.
Ils révèlent aussi la subtilité et la diversité des teintes utilisées en confection à cette époque et nous font entrevoir un monde à certains égards bien plus chatoyant et réjouissant qu’il ne l’est actuellement (à certains égards seulement)
Enfin, ils expriment un foisonnement d’imagination, une capacité à s’enthousiasmer, un sens affûté de l’observation, un rapport à son environnement au présent… une fraîcheur et une vigueur d’esprit qui fait atrocement défaut aujourd’hui où le moindre caca de bébé n’inspire plus une once de tendresse ni d’humour gracieux mais des tonnes de considérations hypocondriaques et psycho-souffreteuses. On vit dans un monde au moins autant ridicule mais bien plus lourdingue !
Il me semble que les couleurs puce, beurre frais étaient encore largement d’actualité jusqu’au début du 20eme siècle (on les retrouve souvent en littérature). Je me souviens aussi d’une rose dénommée « cuisse de nymphe éperdue » (qui existe peut être encore) et quant à « tête de nègre » elle m’a fait rêver de longues heures de mon enfance lorsque je compulsais le catalogue des 3Suisses au début des années 70. C’était ainsi qu’était désigné ce brun chaud tant à la mode associé avec « orange brûlée » et « blanc crème ».
Merci beaucoup pour ce délicieux article !
Merci à vous pour ce commentaire fantastique à lire
Rebonjour Marie,
Chose promise…
Après l’avoir découvert et apprécié, ce matin, sur Twitter, j’ai liké et me suis abonnée à votre blog.
Je serai ainsi prévenue de tout nouvel article.
Votre plume est si agile… et j’espère, cependant, que mon retard de lecture ne vous navrera pas (accrû depuis le début de mon arrêt de travail-septembre 2021). 😉
Au plaisir de votre prochain article.
Catherine (CuriousCat)
Je n’avais pas vu votre commentaire ! Très heureuse de vous compter parmi mes lectrices
Merci beaucoup pour ce billet divertissant, tendre, pédagogique et original.
On ne trouve ce type de billet nulle part ailleurs [avec la même qualité rédactionnelle s’entend] !
Cdlt.